CLXV
L'ARCHEVEQUE, quand il vit se pamer Roland, en ressentit une douleur, la plus grande douleur qu'il eut ressentie. Il etendit la main : il a pris l'olifant. A Roncevaux il y a une eau courante : il veut y aller, il en donnera a Roland. A petits pas, il s'eloigne, chancelant. Il est si faible qu'il ne peut avancer. Il n'en a pas la force, il a perdu trop de sang ; en moins de temps qu'il n'en faut pour traverser un seul arpent, le c?ur lui manque, il tombe, la tete en avant. La mort l'etreint durement.
CLXVI
LE comte Roland revient de pamoison. Il se dresse sur ses pieds, mais il souffre d'une grande souffrance. Il regarde en aval, il regarde en amont : sur l'herbe verte, par dela ses compagnons, il voit gisant le noble baron, l'archeveque, que Dieu avait place en son nom parmi les hommes. L'archeveque dit sa coulpe, il a tourne ses yeux vers le ciel, il a joint ses deux mains et les eleve : il prie Dieu pour qu'il lui donne le paradis. Puis il meurt, le guerrier de Charles. Par de grandes batailles et par de tres beaux sermons, il fut contre les paiens, toute sa vie, son champion. Que Dieu lui octroie sa sainte benediction !
CLXVII
LE comte Roland voit l'archeveque contre terre. Hors de son corps il voit ses entrailles qui gisent : la cervelle degoutte de son front. Sur sa poitrine, bien au milieu, il a croise ses blanches mains, si belles. Roland dit sur lui sa plainte, selon la loi de sa terre : « Ah ! gentil seigneur, chevalier de bonne souche, je te recommande a cette heure au Glorieux du ciel. Jamais nul ne fera plus volontiers son service. Jamais, depuis les apotres, il n'y eut tel prophete pour maintenir la loi et pour y attirer les hommes. Puisse votre ame n'endurer nulle privation ! Que la porte du paradis lui soit ouverte ! »
CLXVIII
ROLAND sent que sa mort est prochaine. Par les oreilles sa cervelle se repand. Il prie Dieu pour ses pairs, afin qu'il les appelle ; puis, pour lui-meme, il prie l'ange Gabriel. Il prend l'olifant, pour que personne ne lui fasse reproche, et Durendal, son epee, en l'autre main. Un peu plus loin qu'une portee d'arbalete, vers l'Espagne, il va dans un gueret. Il monte sur un tertre. La, sous deux beaux arbres, il y a quatre perrons, faits de marbre. Sur l'herbe verte, il est tombe a la renverse. Il se pame, car sa mort approche.
CLXIX
HAUTS sont les monts, hauts sont les arbres. Il y a la quatre perrons, faits de marbre, qui luisent. Sur l'herbe verte, le comte Roland se pame. Or un Sarrasin ne cesse de le guetter : il a contrefait le mort et git parmi les autres, ayant souille son corps et son visage de sang. Il se redresse debout, accourt. Il etait beau et fort, et de grande vaillance ; en son orgueil il fait la folie dont il mourra ; il se saisit de Roland, de son corps et de ses armes, et dit une parole : « Il est vaincu, le neveu de Charles ! Cette epee, je l'emporterai en Arabie ! » Comme il tirait, le comte reprit un peu ses sens.
CLXX
ROLAND sent qu'il lui prend son epee. Il ouvre les yeux et lui dit un mot : « Tu n'es pas des notres, que je sache ! » Il tenait l'olifant, qu'il n'a pas voulu perdre. Il l'en frappe sur son heaume gemme, pare d'or ; il brise l'acier, et le crane, et les os, lui fait jaillir du chef les deux yeux et devant ses pieds le renverse mort. Apres il lui dit : « Paien, fils de serf, comment fus-tu si ose que de te saisir de moi, soit a droit, soit a tort ? Nul ne l'entendra dire qui ne te tienne pour un fou ! Voila fendu le pavillon de mon olifant ; l'or en est tombe, et le cristal. »