CLXXXI
QUAND Charles voit que les paiens sont tous morts, les uns tues par le fer, et la plupart noyes, et quel grand butin ont fait ses chevaliers, il descend a pied, le gentil roi, se couche contre terre et rend graces a Dieu. Quand il se releve, le soleil est couche. L'empereur dit : « C'est l'heure de camper ; pour retourner a Roncevaux, il est tard. Nos chevaux sont las et recrus. Enlevez-leur les selles, otez-leur de la tete les freins et par ces pres laissez-les se rafraichir. » Les Francs repondent : « Sire, vous dites bien. »
CLXXXII
L'EMPEREUR a etabli son campement. Les Francais mettent pied a terre dans le pays desert. Ils enlevent a leurs chevaux les selles, leur otent de la tete les freins dores ; ils leur livrent les pres ; ils y trouvent beaucoup d'herbe fraiche : on ne peut leur donner d'autres soins. Qui est tres las dort contre terre. Cette nuit-la, on ne fit point garder le camp.
CLXXXIII
L'EMPEREUR s'est couche dans un pre. Le preux met pres de sa tete son grand epieu. Cette nuit il n'a pas voulu se desarmer ; il garde son blanc haubert safre ; il garde lace son heaume aux pierres serties d'or, et Joyeuse ceinte ; jamais elle n'eut sa pareille : chaque jour sa couleur change trente fois. Nous savons bien ce qu'il en fut de la lance dont Notre Seigneur fut blesse sur la Croix : Charles, par la grace de Dieu, en possede la pointe et l'a fait enchasser dans le pommeau d'or : a cause de cet honneur et de cette grace, l'epee a recu le nom de Joyeuse. Les barons de France ne doivent pas l'oublier : c'est de la qu'ils ont pris leur cri d'armes : « Montjoie ! » et c'est pourquoi nul peuple ne peut tenir contre eux.
CLXXXIV
CLAIRE est la nuit, et la lune brillante. Charles est couche, mais il est plein de deuil pour Roland, et son c?ur est lourd a cause d'Olivier, et des douze pairs, et des Francais : a Roncevaux, il les a laisses morts, tout sanglants. Il pleure et se lamente, il ne peut s'en tenir, et prie Dieu qu'il sauve les ames. Il est las, car sa peine est tres grande. Il s'endort, il n'en peut plus. Par tous les pres, les Francs se sont endormis. Pas un cheval qui puisse se tenir debout ; s'ils veulent de l'herbe, ils la broutent couches. Il a beaucoup appris, celui qui a souffert.
CLXXXV
CHARLES dort en homme qu'un tourment travaille. Dieu lui a envoye saint Gabriel ; il lui commande de garder l'empereur. L'ange se tient toute la nuit a son chevet. Par une vision, il lui annonce une bataille qui lui sera livree. Il la lui montre par des signes funestes. Charles a leve son regard vers le ciel : il y voit les tonnerres et les vents et les gelees, et les orages et les tempetes prodigieuses, un appareil de feux et de flammes, qui soudainement choit sur toute son armee. Les lances de frene et de pommier s'embrasent, et les ecus jusqu'a leurs boucles d'or pur. Les hampes des epieux tranchants eclatent, les hauberts et les heaumes d'acier se tordent ; Charles voit ses chevaliers en grande detresse. Puis des ours et des leopards veulent les devorer, des serpents et des guivres, des dragons et des demons. Et plus de trente milliers de griffons sont la, qui tous fondent sur les Francais. Et les Francais crient : « Charlemagne, a notre aide ! » Le roi est emu de douleur et de pitie ; il veut y aller, mais il est empeche. D'une foret vient contre lui un grand lion, plein de rage, d'orgueil et de hardiesse. Le lion s'en prend a sa personne meme et l'attaque : tous deux pour lutter se prennent corps a corps. Mais Charles ne sait qui est dessus, qui est dessous. L'empereur ne s'est pas reveille.
CLXXXVI
APRES cette vision, une autre lui vint : qu'il etait en France, a Aix, sur un perron, et tenait un ours enchaine par deux chaines. Du cote de l'Ardenne il voyait venir