CXCII
LE jour est clair et le soleil brillant. L'emir est descendu de son vaisseau. A sa droite s'avance Espaneliz ; dix-sept rois marchent :a sa suite ; puis viennent des comtes et des ducs dont je ne sais le nombre. Sous un laurier, au milieu d'un champ, on jette sur l'herbe verte un tapis de soie blanche : un trone y est dresse, tout d'ivoire. La s'assied le paien Baligant ; tous les autres sont restes debout. Leur seigneur, le premier, parla : « Ecoutez, francs chevaliers vaillants ! Le roi Charles, l'empereur des Francs, n'a droit de manger que si je le commande. Par toute l'Espagne il m'a fait une grande guerre ; en douce France je veux aller le requerir. Je n'aurai de relache en toute ma vie qu'il ne soit tue ou ne s'avoue vaincu. » En gage de sa parole, il frappe son genou de son gant droit.
CXCIII
PUISQU'IL l'a dit, il se promet fermement qu'il ne laissera pas, pour tout l'or qui est sous le ciel, d'aller a Aix, la ou Charles tient ses plaids. Ses hommes l'en louent, lui donnent meme conseil. Alors il appela deux de ses chevaliers ; l'un est Clarifan et l'autre Clarien : « Vous etes fils du roi Maltraien, qui avait coutume de porter volontiers des messages. Je vous commande que vous alliez a Saragosse. De ma part annoncez-le a Marsile : contre les Francais je suis venu l'aider. Si j'en trouve occasion, il y aura une grande bataille. En gage, donnez-lui ploye ce gant pare d'or et qu'il en gante son poing droit ! Et portez-lui ce batonnet d'or pur, et qu'il vienne a moi pour reconnaitre son fief ! J'irai en France pour guerroyer Charles. S'il n'implore pas ma merci, couche a mes pieds, et s'il ne renie point la loi des chretiens, je lui enleverai de la tete la couronne. » Les paiens repondent : « Sire, vous avez bien dit. »
CXCIV
BALIGANT dit : « Barons, a cheval ! que l'un porte le gant, l'autre le baton ! » Ils repondent : « Cher seigneur, ainsi ferons-nous ! » Tant chevauchent-ils qu'ils parviennent a Saragosse. Ils passent dix portes, traversent quatre ponts, longent les rues ou se tiennent les bourgeois. Comme ils approchent, au haut de la cite, ils entendent une grande rumeur, qui vient du palais. La s'est amassee l'engeance des paiens, qui pleurent, crient, menent grand deuil : ils regrettent leurs dieux, Tervagan, et Mahomet, et Apollin, qu'ils n'ont plus. Ils disent l'un a l'autre : « Malheureux ! que deviendrons-nous ? Sur nous a fondu un grand fleau : nous avons perdu le roi Marsile ; hier le comte Roland lui trancha le poing droit ; et Jurfaleu le blond, nous ne l'avons plus. Toute l'Espagne sera desormais a leur merci ! » Les deux messagers mettent pied a terre au perron.
CXCV
ILS laissent leurs chevaux sous un olivier : deux Sarrasins les ont saisis par les renes. Et les messagers se prennent par leurs manteaux, puis montent au plus haut du palais. Quand ils entrerent dans la chambre voutee, ils firent par amitie un salut malencontreux : « Que Mahomet, qui nous a en sa baillie, et Tervagan, et Apollin, notre seigneur, sauvent le roi et gardent la reine ! » Bramimonde dit : « J'entends de tres folles paroles ! Ces dieux que vous nommez, nos dieux, ils nous ont failli. A Roncevaux, ils ont fait de laids miracles : ils ont laisse massacrer nos chevaliers ; mon seigneur que voici, ils l'ont abandonne dans la bataille. Il a perdu le poing droit : c'est Roland qui l'a tranche, le comte puissant. Charles tiendra en sa seigneurie toute l'Espagne ! Que deviendrai-je, douloureuse, chetive ? Helas ! n'y aura-t-il personne pour me tuer ? »
CXCVI
CLARIEN dit : « Dame, ne parlez pas sans fin ! Nous sommes messagers de Baligant, le paien. Il defendra Marsile, il le promet ; comme gages, il lui envoie son gant et son baton. Sur l'Ebre nous avons quatre mille chalands, des vaisseaux, des barges et de rapides galees, et tant de dromonts que je n'en sais le compte. L'emir est fort et puissant ; en France il s'en ira, en quete de Charlemagne ; il se fait fort de le tuer ou de le reduire a merci. » Bramimonde dit : « Pourquoi irait-il si loin ? Plus pres d'ici vous pourrez trouver les Francs. Voila sept ans que l'empereur est en ce pays ; il est hardi, bon combattant ; il mourrait plutot que de fuir d'un champ de bataille ; sous le ciel il n'y a roi