CCII

LE roi Marsile, comme il voit Baligant, appelle deux Sarrasins d'Espagne : « Prenez-moi dans vos bras, et me redressez. » De son poing gauche il a pris un de ses gants : « Seigneur roi, emir, dit-il, je vous rends ( ?) toutes mes terres, et Saragosse, et le fief qui en depend. Je me suis perdu et j'ai perdu tout mon peuple. » Et l'emir repond : « J'en ai grande douleur ; mais je ne puis longtemps converser avec vous : je sais que Charles ne m'attend pas. Et toutefois je recois votre gant. » Plein de son affliction, il s'eloigne en pleurant. Il descend les degres du palais, monte a cheval, retourne vers ses troupes a force d'eperons. Il chevauche si vivement qu'il depasse les autres. Par instants il s'ecrie : « Venez, paiens, car deja ils pressent leur fuite ! »

CCIII

Au matin, a la premiere pointe de l'aube, s'est reveille l'empereur Charles. Saint Gabriel, qui de par Dieu le garde, leve la main, sur lui fait son signe. Le roi se met debout, depose ses armes, et, comme lui, par toute l'armee, les autres se desarment. Puis ils se mettent en selle et par les longues voies et par les chemins larges chevauchent a grande allure. Ils s'en vont voir le prodigieux dommage, a Roncevaux, la ou fut la bataille.

CCIV

A Roncevaux Charlemagne est parvenu. Pour les morts qu'il trouve, il se met a pleurer. Il dit aux Francais : « Seigneurs, allez au pas, car il faut que j'aille moi-meme en avant de vous, pour mon neveu, que je voudrais retrouver. J'etais a Aix, au jour d'une fete solennelle, quand mes vaillants chevaliers se vanterent de grandes batailles, de forts assauts qu'ils livreraient. J'entendis Roland dire une chose : que, s'il devait mourir en royaume etranger, il y aurait penetre plus avant que ses hommes et ses pairs, qu'on le trouverait la tete tournee vers le pays ennemi, et qu'ainsi, le vaillant, il finirait en vainqueur. » Un peu plus loin qu'on peut lancer un baton, au dela des autres, l'empereur est monte sur un tertre.

CCV

TANDIS qu'il va cherchant son neveu, il trouva dans le pre tant d'herbes, dont les fleurs sont vermeilles du sang de nos barons ! Pitie lui prend, il ne peut se tenir de pleurer. Il arrive en un lieu qu'ombragent deux arbres. Il reconnait sur trois perrons les coups de Roland ; sur l'herbe verte il voit son neveu, qui git. Qui s'etonnerait, s'il fremit de douleur ? Il descend de cheval, il y va en courant. Entre ses deux mains… Il se pame sur lui, tant son angoisse l'etreint.

CCVI

L'EMPEREUR est revenu de pamoison. Le duc Naimes et le comte Acelin, Geoffroi d'Anjou et son frere Thierry le prennent, le redressent sous un pin. Il regarde a terre, voit son neveu gisant. Si doucement il dit sur lui l'adieu : « Ami Roland, que Dieu te fasse merci ! Nul homme jamais ne vit chevalier tel que toi pour engager les grandes batailles et les gagner. Mon honneur a tourne vers le declin. » Charles ne peut s'en tenir, il se pame.

CCVII

LE roi Charles est revenu de pamoison. Par les mains le tiennent quatre de ses barons. Il regarde a terre, voit gisant son neveu. Son corps est reste beau, mais il a perdu sa couleur ; ses yeux sont vires et tout pleins de tenebres. Par amour et par foi Charles dit sur lui sa plainte : « Ami Roland, que Dieu mette ton ame dans les fleurs, en paradis, entre les glorieux ! Quel mauvais seigneur tu suivis en Espagne ! ( ?) Plus un jour ne se levera que pour toi je ne souffre. Comme ma force va dechoir, et mon ardeur ! Je n'aurai plus personne qui soutienne mon honneur : il me semble n'avoir plus un seul ami sous le ciel ; j'ai des parents, mais pas un aussi preux. » A pleines mains il arrache ses cheveux. Cent mille Francais en ont une douleur si grande qu'il n'en est aucun qui ne fonde en larmes.

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