CCVIII
« Ami Roland, je m'en irai en France. Quand je serai a Laon, mon domaine prive, de maints royaumes viendront les vassaux etrangers. Ils demanderont : « Ou est-il, le comte capitaine ? » Je leur dirai qu'il est mort en Espagne, et je ne regnerai plus que dans la douleur et je ne vivrai plus un jour sans pleurer et sans gemir.
CCIX
« AMI Roland, vaillant, belle jeunesse, quand je serai a Aix, en ma chapelle, les vassaux viendront, demanderont les nouvelles. Je les leur dirai, etranges et rudes : « Il est mort, mon neveu, celui qui me fit conquerir tant de terres. » Contre moi se rebelleront les Saxons et les Hongrois et les Bulgares et tant de peuples maudits, les Romains et ceux de la Pouille et tous ceux de Palerne, ceux d'Afrique et ceux de Califerne [… ] Qui conduira aussi puissamment mes armees, quand il est mort, celui qui toujours nous guidait ? Ah ! France, comme tu restes depeuplee ! Mon deuil est si grand, je voudrais ne plus etre ! » Il tire sa barbe blanche, de ses deux mains arrache les cheveux de sa tete. Cent mille Francais se pament contre terre.
CCX
« AMI Roland, que Dieu te fasse merci ! Que ton ame soit mise en paradis ! Celui qui t'a tue, c'est la France qu'il a jetee dans la detresse ! J'ai si grand deuil, je voudrais ne plus vivre ! O mes chevaliers, qui etes morts pour moi ! Puisse Dieu, le fils de sainte Marie, accorder que mon ame, avant que j'atteigne les maitres ports de Cize, se separe en ce jour meme de mon corps et qu'elle soit placee aupres de leurs ames et que ma chair soit enterree aupres d'eux ! » II pleure, tire sa barbe blanche. Et le duc Naimes dit : « Grande est l'angoisse de Charles ! »
CCXI
« SIRE empereur », dit Geoffroi d'Anjou, « ne vous livrez pas si entierement a cette douleur ! Par tout le champ faites rechercher les notres, que ceux d'Espagne ont tues dans la bataille. Commandez qu'on les porte dans une meme fosse. » Le roi dit : « Sonnez votre cor pour en donner l'ordre. »
CCXII
GEOFFROI d'Anjou a sonne son cor. Les Francais descendent de cheval, Charles l'a commande. Tous leurs amis qu'ils retrouvent morts, ils les portent aussitot a une meme fosse. Il y a dans l'armee des eveques et des abbes en nombre, des moines, des chanoines, des pretres tonsures : ils leur donnent de par Dieu l'absoute et la benediction. Ils allument la myrrhe et le thimiame, ils les encensent tous avec zele, puis les enterrent a grand honneur. Apres, ils les laissent : que peuvent-ils pour eux, desormais ?
CCXIII
L 'EMPEREUR fait appareiller pour l'ensevelissement Roland, et Olivier, et l'archeveque Turpin. Devant ses yeux il les a fait ouvrir tous trois. Il fait recueillir leurs c?urs dans un linceul de soie ; on les enferme dans un blanc cercueil de marbre ( ?). Puis on a pris les corps des trois barons et on les a mis, bien laves d'aromates et de vin, en des peaux de cerf. Le roi appelle Tedbalt et Geboin, le comte Milon et Oton le marquis : « Emmenez-les sur trois chars… » Ils sont bien recouverts d'un drap de soie de Galaza.
CCXIV
L'EMPEREUR Charles veut s'en retourner : or devant lui surgissent les avant-gardes des paiens. De leur troupe la plus proche viennent deux messagers. Au nom de l'emir,