beaute n’a d’egale que la ferocite. Au milieu de la masse bourdonnante ou elles evoluaient, l’appetit le plus vorace n’aurait pas tarde a etre rassasie… mais pas celui de ces championnes de la sveltesse ! Gorgees de nourriture, elles n’en continuaient pas moins a fondre sur leurs proies dans une frenesie de destruction.
Cette scene de carnage n’avait pas interrompu le sourd bourdonnement de satisfaction beate qui montait du sol. Que leurs congeneres soient massacrees a quelques metres au-dessus de leur tete n’empechait pas les mouches de se gaver du bouillon de culture infect emplissant la mare.
Quelques-unes des victimes, reduites en bouillie par les libellules, tomberent au milieu de leurs s?urs en train de se repaitre d’ordures. Ravies de l’aubaine, ces dernieres se disputerent aussitot les cadavres, plongeant leurs trompes immondes dans les debris palpitants, se bousculant pour participer a l’orgie cannibalesque.
Burl tourna les talons et poursuivit sa route, abandonnant les libellules a leur folie meurtriere et les mouches a l’ivresse de leur festin.
Quelques kilometres plus loin, le jeune homme retrouva un point de repere qui lui etait familier. Il s’agissait d’un grand rocher sous lequel se trouvait une grotte.
Burl connaissait bien l’endroit. Une araignee clotho y avait construit son nid et avait transforme la grotte en demeure feerique. Une sphere blanche etait accrochee au rocher. Des trophees pendaient tout autour du palais de la clotho. Ils servaient a consolider la structure et a la proteger. Et, parmi les pierres et les fragments d’insectes, on pouvait voir le squelette desseche et reduit d’un homme.
Deux ans plus tot, la mort de cet homme avait sauve la vie de Burl. Ils cherchaient ensemble des champignons comestibles. L’araignee etait une chasseresse et non une fileuse. Elle ne prenait pas son gibier au piege, elle le traquait. Elle avait jailli soudain de derriere un gros champignon. Les deux hommes etaient restes petrifies. Puis le monstre s’etait avance et avait deliberement choisi sa victime. Et ce n’etait pas sur Burl qu’elle avait jete son devolu.
Le jeune homme lanca un regard reveur au repaire de son ancienne ennemie. Un jour, peut-etre…
Mais, cette fois-ci, il poursuivit sa route.
Burl traversa le bosquet ou les gros phalenes se cachaient pendant la journee. Il depassa la mare visqueuse dans laquelle habitait quelque chose d’inconnu mais de terrible. Il penetra dans la petite foret de champignons phosphorescents ou les hannetons chasseurs de truffes bourdonnaient bruyamment pendant les heures d’obscurite.
Et, enfin, il vit Saya. Il apercut en un eclair un morceau de peau rose qui disparaissait derriere un champignon. Il courut vers la jeune fille en criant son nom. Elle apparut. Mais quand elle vit cette etrange silhouette portant sur son dos un horrible fardeau, elle poussa un cri d’epouvante. Burl comprit. Il lacha sa mygale et courut vers Saya.
Saya attendait timidement. Quand elle put examiner Burl de pres, elle fut saisie de stupeur. Des plumes d’or sur la tete, une cape sur les epaules, un pagne de fourrure bleue, une lance a la main ! Ce n’etait pas le Burl qu’elle avait connu.
Le nouveau heros prit les mains de Saya et se lanca dans un long discours, tout entier consacre a sa gloire. Mais le langage des hommes etait tristement reduit. Saya avait du mal a comprendre. Enfin ses yeux brillerent, elle saisit Burl par les poignets et l’entraina.
Lorsque les jeunes gens retrouverent le reste de la tribu, ils portaient entre eux le cadavre de l’araignee. Et Saya semblait plus fiere encore que Burl.
5
Burl esperait beaucoup de son retour sensationnel dans sa tribu. Il s’attendait a ce qu’on l’admire. A ce qu’on le respecte. A ce que tout le monde constate qu’il etait quelqu’un de remarquable.
Et c’est en fait ce qui se produisit. Pendant une bonne heure, toute la tribu resta groupee autour de lui tandis que le jeune homme a l’aide de son vocabulaire limite racontait ses exploits. Il retraca les aventures sans precedent qu’il avait vecues pendant les dernieres quarante-huit heures. Il fut ecoute attentivement et avec l’admiration beate qui convenait. La tribu etait fiere de Burl.
Ce fait lui-meme constituait, pour ce groupe humain, un serieux pas en avant. Jusqu’ici la conversation, sur la planete oubliee, s’etait bornee a des especes d’echanges d’adresses : il y avait les endroits ou l’on pouvait trouver de la nourriture et il y avait les endroits dangereux. On se limitait strictement a des donnees pratiques. On s’aidait a trouver des provisions et a rester en vie. Les difficultes de l’existence etaient si grandes qu’en quelques generations les humains avaient completement renonce a des luxes tels que la gloire et la vantardise. Ils avaient oublie toutes traditions. Ils ignoraient l’art, meme sous ses formes les plus primitives. De sorte qu’ecouter un recit qui ne leur apportait ni nourriture ni diminution d’un danger constituait un progres dans l’echelle culturelle.
Les congeneres de Burl examinerent en tremblant l’araignee morte. La bete etait horrible. Ils ne la toucherent pas. Personne ne considerait les araignees comme des aliments. Trop d’hommes leur avaient eux- memes servi de pature.
Peu a peu, meme l’horreur suscitee par la mygale s’estompa. Les jeunes enfants la contemplaient encore avec terreur. Mais les adultes finirent par ne plus y preter attention. Seuls, les deux grands garcons essayerent d’arracher une patte velue pour poursuivre et terrifier les plus jeunes. Ils n’y reussirent pas car ils n’eurent pas l’idee de la couper. Du reste, ils n’avaient pas d’outils pour couper.
Bientot, les aventures de Burl perdirent de leur interet pour ses interlocuteurs. Le premier, le vieux Jon, a la respiration sifflante, partit a la recherche de vivres. Il fit un signe de main a Burl en passant.
Burl fut indigne, mais apres tout il n’avait pas rapporte de nourriture et il fallait bien manger.
Tama s’en alla elle aussi en jacassant avec Lona, une adolescente qui l’aiderait a rapporter quelque chose de comestible. Dor, l’homme le plus fort de la tribu, alla reconnaitre un endroit ou il pensait trouver des champignons. Cori emmena ses enfants pour prospecter avec eux les alentours.
Une heure environ apres son retour, l’auditoire de Burl s’etait reduit a Saya. Une heure plus tard, les fourmis decouvrirent l’araignee. Au bout de trois heures, il ne restait rien du trophee de Burl. Le jeune homme recommenca dix fois son recit pour Saya. Mais les femmes de la tribu vinrent chercher la jeune fille. Celle-ci partit a son tour. Elle se retourna pour sourire a Burl. Elle allait aider les femmes a deterrer des champignons qui ressemblaient beaucoup a des truffes. Elle comptait certainement les partager avec son ami.
Enfin, au bout de cinq heures, la nuit tomba. Et personne n’etait rentre.
Burl etait dans une rage folle contre les gens de sa tribu. Ils avaient sans doute decide de changer d’abri pour la nuit et personne n’avait songe a indiquer a Burl la nouvelle cachette. Maintenant il faisait noir. Et meme si Saya avait envie de venir chercher le jeune homme, elle n’oserait pas le faire.
Pendant les heures obscures, tandis que la pluie tombait du ciel en grosses gouttes paresseuses, Burl rumina sa colere. Cette emotion etait d’ailleurs chose salutaire pour le membre d’une race devenue craintive et sournoise. Tout en rageant, le jeune homme elabora un nouveau plan. Il fallait contraindre ses compagnons a lui fournir encore la sensation delicieuse d’etre admire et respecte.
L’endroit que Burl avait choisi pour dormir n’etait pas confortable. D’abord, il n’etait pas etanche. L’eau ruissela sur le jeune homme pendant plusieurs heures et il s’apercut que sa cape multicolore ne l’abritait pas de la pluie et meme l’empechait de secher comme il l’aurait fait s’il etait reste nu. Enfin, il s’endormit. Lorsqu’il se reveilla, il se sentit singulierement repose. Et, pour un sauvage, il etait en outre anormalement propre.
Burl s’etait eveille avant l’aube. Il avait la tete pleine de projets. Le ciel devint gris, puis presque blanc. La brume s’eclaircit dans la foret de champignons. La pluie lente cessa comme a regret.
Quand le jeune homme jeta un coup d’?il au dehors, il se rendit compte que l’univers dans lequel il vivait etait toujours aussi delirant qu’a l’accoutumee. Les derniers nocturnes avaient regagne leurs cachettes. Les diurnes commencaient a se montrer.
Non loin de l’anfractuosite de rocher ou il s’etait abrite, s’elevait une gigantesque fourmiliere, faite non pas de sable et de brindilles, mais de gravier et de galets. Burl remarqua un leger mouvement a sa surface. Quelques pierres roulerent, degageant un orifice. Une paire d’antennes jaillit a l’air libre. Elles disparurent pour ressortir aussitot. L’orifice s’elargit jusqu’a devenir une ouverture de dimensions convenables. Et une fourmi sortit. C’etait une sentinelle, qui se tint un moment d’un air farouche devant l’entree, agitant ses antennes, s’efforcant de detecter la presence d’un danger eventuel menacant la metropole dont elle assurait la garde.