Elle mesurait trente-cinq centimetres, cette sentinelle, et ses mandibules etaient impressionnantes. Deux autres soldats sortirent a leur tour, qui se mirent a arpenter la fourmiliere, balayant l’air de leurs antennes.

Leur mission achevee, les deux eclaireurs revinrent conferer avec la sentinelle avant de regagner l’interieur de la fourmiliere en manifestant une satisfaction evidente. Le rapport qu’elles transmirent a leurs superieurs devait etre favorable car, quelques minutes plus tard, un flot d’ouvrieres sortirent de la cite pour aller vaquer a leur tache.

Dans la fourmiliere, le dur labeur quotidien avait commence. Greniers a grains, silos a provisions diverses, refectoires, pouponnieres, tout grouillait d’activite. Dans ses appartements prives, la reine elle-meme, entouree de sa cour au grand complet, ne chomait guere : toutes les deux ou trois minutes, elle pondait un ?uf de sept centimetres que des ouvrieres zelees transportaient immediatement dans la pouponniere municipale. C’etait cet accroissement constant de la population qui rendait cette agitation frenetique a la fois possible et indispensable.

Burl sortit de sa cachette et etala sa cape sur le sol. Au bout d’un moment, il sentit que quelque chose la tiraillait. Une fourmi etait en train d’en dechirer un morceau. Burl, furieux, tua la fourmi et battit en retraite. Deux fois, au cours de la demi-heure qui suivit, il dut partir precipitamment pour eviter les fourmis fourrageuses. Elles ne l’attaquaient pas directement. Mais elles convoitaient le tissu de ses vetements.

Cet agacement que Burl aurait accepte sans y penser deux jours plus tot ajouta encore a son indignation contre l’univers en general. Il etait de tres mauvaise humeur lorsqu’il retrouva le vieux Jon qui cherchait des champignons comestibles dans un fourre d’amanites veneneuses.

Burl intima au vieux l’ordre de le suivre. Les moustaches broussailleuses de Jon se herisserent tandis qu’il demeurait bouche bee de stupeur. Les compagnons de Burl etaient si loin de constituer une veritable tribu que le fait de donner un ordre etait sans precedent. Sur la planete oubliee, il n’existait aucune organisation sociale. Personne ne faisait usage d’autorite.

Cependant, Jon suivit Burl. Il chemina pres de lui dans la brume matinale. Burl vit remuer quelque chose dans les champignons et poussa un cri imperieux. C’etait encore une action consternante. Jamais un etre humain n’attirait l’attention sur lui. Pourtant, Burl alla chercher Dor, l’homme le plus fort de la tribu, et l’entraina. Ensuite, il requisitionna Jak. Quant a Tet et Dik, les jeunes garcons, ils accoururent d’eux-memes pour voir ce qui se passait.

Burl emmena tout son monde plus loin. A quatre cents metres de la, ils decouvrirent une grosse carapace vide qui, la veille, avait ete un hanneton-rhinoceros. Aujourd’hui, c’etait un amas de debris chitineux. Burl s’arreta, le sourcil fronce. Il montra a son escorte tremblante la maniere de s’armer. Dor ramassa la corne du hanneton avec hesitation. Burl lui expliqua comment s’en servir. Il apprit aux autres a utiliser des morceaux de pattes en guise de massue. Ils en firent l’essai sans conviction. En cas de danger, ils avaient l’intention de se fier a leurs jambes et a leur art du camouflage.

Burl grogna encore contre ses congeneres et les entraina plus loin. Ce deploiement d’autorite les etonna tellement qu’ils obeirent.

Quand la petite troupe fut parvenue a un groupe de champignons dores particulierement attrayants, il y eut une tentative de revolte. Le vieux Jon voulait se servir, puis se retirer dans une cachette jusqu’a ce qu’il ait epuise ses reserves. Mais Burl se fit franchement menacant et on le suivit sans entrain.

Le groupe arriva en haut d’une cote. Ils y trouverent une nouvelle espece de lycoperdons. Ces cryptogames, d’un rouge cuivre, commencaient a pousser sous terre puis rejetaient le sol au-dessus d’eux en se developpant. Leur enveloppe parcheminee semblait gonflee et tendue. Burl et ses compagnons n’avaient jamais rien vu de pareil.

Ils grimperent plus haut. D’autres champignons comestibles apparurent. L’escorte de Burl se derida visiblement. Sans aucun doute, Burl conduisait la tribu a une reserve de vivres des plus abondantes.

Chose curieuse, ce fut Burl lui-meme qui commenca a se sentir mal a l’aise. Sa gorge se serrait. Il savait, lui, ce qu’il cherchait. Ses compagnons ne s’en doutaient pas. D’ailleurs, c’aurait ete inconcevable pour eux.

Tout doucement, Burl commencait a regretter ses nouvelles resolutions. L’idee d’un exploit lui etait venue d’abord pendant la nuit comme une reaction de colere. Puis elle avait pris corps et elle lui avait semble une punition appropriee pour la tribu qui l’avait abandonne. Vers l’aube, sa fameuse idee s’etait transformee en une ambition si folle qu’il en etait comme fascine. Maintenant, il se considerait comme engage vis-a-vis de lui-meme. Et le seul moyen d’empecher ses genoux de trembler etait de continuer a avancer. Si ses compagnons avaient de nouveau proteste contre l’expedition, Burl se serait laisse persuader : il aurait abandonne. Mais il n’entendait que des murmures de satisfaction. Les champignons comestibles abondaient. Il y en avait des quantites enormes. Par-dessus le marche, on ne voyait pas trace de fourmis ou de hannetons-fourrageurs. Les hommes de la tribu parlaient de s’installer dans cet endroit propice.

Mais Burl, lui, savait la verite. S’il y avait peu d’insectes, c’est que la region etait devastee par un chasseur. Et quel chasseur !

Le jeune homme amena ses compagnons sur le sommet d’un roc denude. Le roc surplombait un precipice. Les autres allaient-ils reconnaitre ce rocher et la grotte qu’il abritait ? Non. Ils avancerent avec insouciance pendant une trentaine de pas. Puis, l’un apres l’autre, ils s’arreterent. A mesure qu’ils decouvraient ou ils etaient, les hommes de la tribu furent saisis d’un violent tremblement. Dor devint vert. Jon et Jak etaient paralyses d’horreur. Ils etaient cloues sur place.

Le fait de voir que d’autres etaient encore plus effrayes que lui remplit Burl d’un courage totalement injustifie. Il ouvrit la bouche pour crier des ordres. Du geste, les autres le supplierent de se taire. S’il criait a ce moment-la, c’etait la mort pour l’un d’entre eux au moins.

Car, quinze metres plus bas, pendait un objet d’un blanc grisatre, une sorte de boule de deux metres de diametre. Cette boule comportait un certain nombre de petites portes semi-circulaires donnant sur les cotes du precipice.

A premiere vue, la chose pouvait paraitre etrangement belle. La toile de la clotho etait un chef-d’?uvre d’architecture. Ornee de ses portes en arc, elle etait fermement maintenue par des cables tendus le long du sol. A des cordes de soie, etaient accroches les sinistres trophees de la chasseresse. C’etait la patte posterieure d’un petit coleoptere, l’elytre d’un hanneton, la coquille d’un escargot. Et puis, pendu a la corde la plus longue se balancait le corps desseche d’un homme mort depuis longtemps.

A l’interieur de son nid orne de reliques macabres, le monstre reposait dans le luxe et la tranquillite. Il avait huit pattes velues, rabougries. Son visage etait un masque d’horreur. Ses yeux brillaient mechamment au-dessus des mandibules aiguisees.

D’une minute a l’autre, la chasseresse pouvait quitter son charnier pour traquer et poursuivre sa proie.

Les hommes de la tribu savaient bien que le moindre bruit ferait apparaitre l’araignee au sommet de la falaise. Burl leur lanca un regard furieux. Il leur fit signe d’avancer. Il amena l’un d’entre eux a l’extremite d’un des cables qui retenaient la toile de la clotho. Il arracha ce cable et l’enroula autour d’une grosse pierre. Puis il dicta ses ordres. Il tira Dor par le bras et lui montra un autre cable. Avec des gestes saccades, Dor imita la man?uvre de Burl.

Apres tout, c’etait assez simple. Des cables soyeux pendaient par-dessus le bord du precipice. Les hommes attachaient une lourde pierre a chacun de ces cables et, en meme temps, ils desserraient chaque fois le fil soyeux jusqu’a ce qu’il soit maintenu seulement par la pierre.

Quand l’operation fut terminee, Burl donna son dernier ordre d’un geste violent. Dor fit basculer sa pierre par-dessus le bord du precipice. Alors Burl cria. Il cria aux autres d’en faire autant. Et il courut lui aussi pour pousser un rocher par-dessus l’a-pic. Il etait a moitie fou de terreur. Les autres poussaient leur pierre et s’enfuyaient a toutes jambes.

Burl, lui, n’arrivait pas a fuir. Il haletait. Il suffoquait. Mais il voulait voir. Il se pencha au-dessus de la paroi. Les blocs de pierre arrachaient les cables et tombaient en emportant tout dans leur chute. Projetes dans l’espace, ils secouerent violemment le palais de l’araignee et le decollerent de la falaise.

Burl poussa un hurlement de joie. Mais son cri se transforma en rale de terreur. Car si le chateau soyeux de l’ogresse avait bien ete arrache, il n’etait pas tombe jusqu’au sol, trente metres plus bas. Burl avait oublie un cable. La demeure de l’araignee pendait maintenant a ce fil unique, se balancant et oscillant a mi-hauteur contre le flanc du rocher.

Cependant, a l’interieur du nid se deroulait une lutte convulsive. L’une des portes laterales s’ouvrit : l’araignee emergea. Elle etait certainement perturbee, mais les araignees ignorent la peur. Leur seule reaction

Вы читаете La planete oubliee
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату