Le ciel devint entierement gris. La zone brillante et imprecise qui marquait la position du soleil prit forme. Naturellement, Burl n’avait pas de route determinee. Il n’avait qu’un but : la securite. Lors de sa mesaventure sur la riviere, il avait ete emporte vers le sud. Il elimina donc cette direction. Il aurait pu choisir l’est et trouver un ocean. Ou bien il aurait pu opter pour le nord. Ce fut par pur hasard qu’il poussa sa tribu vers l’ouest.
Burl marchait avec assurance a travers le monde sinistre des basses terres, tenant sa lance prete a l’action. Vetu comme il l’etait, il formait un personnage a la fois vaillant et assez pathetique. Pour un jeune homme seul, meme pour un jeune homme qui avait tue deux araignees, il n’etait deja pas tres raisonnable de conduire une petite tribu d’etres craintifs a travers un pays d’une ferocite monstrueuse. Mais il etait absurde de le faire en etant vetu d’une cape d’aile de papillon et d’un pagne de fourrure de phalene, en portant de magnifiques plumes dorees sur la tete.
Pourtant, ce costume somptueux eut probablement un effet salutaire sur les compagnons de Burl. Il leur etait impossible de se rassurer par leur nombre. Leur groupe comprenait une femme portant un bebe dans ses bras : Cori. Trois enfants de neuf a dix ans la suivaient. Ils etaient incapables de resister a l’instinct de jouer, meme pendant un voyage aussi perilleux, et ils mangeaient presque tout le temps des morceaux de la nourriture qu’on les avait forces a porter. Apres, venait Dik, un adolescent degingande dont les yeux erraient anxieusement de tous cotes. Derriere lui, marchaient deux hommes : Dor, arme d’une courte lance, et Jak qui portait une massue, tous deux terriblement effrayes a l’idee de fuir des dangers connus pour aller vers d’autres dangers inconnus et par consequent encore plus redoutables. Les autres trainaient derriere. Tet formait l’arriere-garde. Burl avait separe les deux inseparables afin qu’ils puissent se rendre utiles. Ensemble, ils n’etaient bons a rien.
Le tout formait une bien pitoyable caravane, en verite. Partout ailleurs, dans la galaxie, l’homme etait l’espece dominante. Il n’existait pas d’autre monde, d’un bout a l’autre de l’univers, ou les hommes n’imposent pas leur arrogante dictature, pillant et massacrant au gre de leur fantaisie. Sur cette seule planete, les hommes fuyaient les dangers au lieu d’en aneantir l’origine. Sur cette seule planete, les hommes etaient pourchasses par des especes inferieures. Et ici seulement pouvait etre imaginee cette migration, a pied, d’etres apeures, hebetes, prets a fuir a la seule vue de plus dangereux qu’eux-memes.
Ils cheminaient a l’aveuglette, s’ecartant souvent de la ligne fixee. Une fois, Dik apercut la trappe d’une mygale. La petite troupe s’arreta en tremblant avant d’effectuer un large detour pour eviter le piege mortel. Une autre fois, ce fut la vue d’une enorme mante religieuse, a moins de six cents metres, qui leur fit devier leur chemin.
Aux environs de midi, leur route fut coupee. Un bruit suraigu se faisait entendre, droit devant eux. Burl s’arreta, les traits crispes. Il s’agissait de stridulations, et non de hurlements d’insectes devores vivants. Il s’agissait – tout bonnement ! – du rassemblement de centaines de milliers de fourmis…
Burl partit en eclaireur. S’il le fit, ce ne fut pas par crainte qu’aucun de ses amis ne soit capable de revenir avec un rapport circonstancie au lieu de prendre ses jambes a son cou au moindre danger. Non. Ce fut, plus simplement, parce qu’il estima qu’un tel comportement l’aiderait a s’imposer comme chef inconteste de la tribu.
Le jeune homme escalada prudemment la pente d’une eminence d’ou il comptait pouvoir decouvrir la source du vacarme qui s’elevait de la plaine situee en contrebas. Parvenu au sommet, il fit signe a la petite troupe de venir le rejoindre avant de s’absorber dans le spectacle extraordinaire qui se deroulait a ses pieds.
A des kilometres a la ronde, la terre etait noire de fourmis. Une bataille se deroulait, qui opposait deux fourmilieres rivales. Se mordant a qui mieux mieux, les belligerantes se tordaient dans des etreintes folles, roulaient dans la poussiere ou elles etaient pietinees par des hordes venues en renfort se jeter dans un combat suicidaire. Il n’etait, bien entendu, point fait de quartier.
L’air vibrait du vacarme de mandibules entrechoquees, de machoires entaillant des armures, tailladant des pattes, coupant des antennes. Certains insectes, amputes de la plupart de leurs membres, luttaient encore ferocement, dans l’espoir derisoire de tuer encore un ennemi avant de succomber. Des infirmes dechaines, ayant perdu jusqu’a leur abdomen, trouvaient encore la force, veritables troncs ambulants, de defendre cherement le peu de vie qui leur restait encore.
A droite et a gauche du champ de bataille, deux larges avenues menaient respectivement aux fourmilieres antagonistes, invisibles de l’endroit ou se trouvait Burl et sa tribu. La circulation y etait intense, l’agitation, frenetique : des deux cotes, les renforts affluaient.
Comparees aux autres creatures peuplant ce monde de cauchemar, les fourmis etaient relativement petites, mais aucun scarabee geant n’aurait ose s’aventurer a leur couper la route, aucun carnivore ne se serait risque a les choisir pour proie. Elles etaient redoutables – et redoutees. Burl et sa tribu etaient les seuls etres vivants a demeurer si proches du theatre des operations – a une exception pres.
Cette exception etait, en l’occurrence, une autre troupe de fourmis, beaucoup moins considerable en nombre que les belligerantes – et d’un format beaucoup plus reduit. Alors que les combattantes mesuraient de trente a trente-cinq centimetres de long, ces guerilleros atteignaient a peine le tiers de cette taille. Elles rodaient sur les flancs des armees en presence, non en tant qu’alliees de l’une ou l’autre des parties, mais pour leur propre compte. Se faufilant parmi les troupes de choc avec une agilite diabolique, elles profitaient de la confusion generale pour emporter les meilleurs morceaux des cadavres – quand elles n’achevaient pas les blessees les plus appetissantes.
Burl et sa suite furent contraints a un detour de pres de quatre kilometres pour eviter le champ de bataille proprement dit. Mais il leur fallut quand meme traverser une des avenues – impregnee d’acide formique – parcourues par les renforts.
Parvenir a se glisser entre deux corps d’armee ne fut pas une mince affaire. Burl pressa ensuite son petit monde afin de rattraper le temps perdu et de parcourir autant de kilometres que possible avant la tombee de la nuit. Quoi qu’il en soit, ils n’entendirent plus jamais parler de la bataille, pas plus qu’ils ne surent pourquoi elle avait commence. Pour une broutille, probablement. Deux fourmis appartenant a des cites rivales avaient fort bien pu, par exemple, se disputer un morceau de charogne quelconque. Quelques-unes de leurs congeneres etaient venues a la rescousse. Et puis l’armee etait intervenue. Une fois le combat engage, plus personne ne se souvenait – ni ne se souciait – du motif de la bataille. On se battait, un point c’est tout. Et l’odeur particuliere aux membres de chacune des deux fourmilieres servait d’uniforme.
Burl et ses compagnons rencontrerent de nombreux lycoperdons rouges ce jour-la. Plus d’une fois, ils depasserent des enveloppes parcheminees videes de leurs spores. Plus souvent encore, ils eurent a eviter des vesses-de-loup presque mures et qu’un simple effleurement aurait suffi a transformer en effroyables engins de mort.
Cette premiere nuit, ils la passerent dissimules dans un bosquet de champignons. Et, pour la premiere fois depuis soixante-douze heures, Burl dormit profondement. Ses recentes experiences lui avaient appris que les endroits inconnus n’offraient ni plus ni moins de dangers que les lieux familiers. Le reste de la tribu, en revanche, ne ferma pas l’?il de la nuit. Saya elle-meme avait peur et, l’oreille tendue, etudiait tous les bruits de la nuit, tremblant de tous ses membres chaque fois qu’un crissement quelconque dominait le lent ecrasement des gouttes de pluie sur le sol spongieux.
Le second jour de voyage ne fut guere different du premier. Le jour suivant, ils parvinrent a une foret de choux geants dont le moindre avait la taille d’une maison de trois etages. Peut-etre un element, dans la composition du sol, les favorisait-il ici au detriment des champignons. Quoi qu’il en fut, les vegetaux monstrueux etaient le theatre d’une vie animee. Des abeilles bourdonnaient tout en butinant les fleurs des cruciferacees ; d’enormes limaces paturaient inlassablement les immenses feuilles vertes avant d’etre elles-memes devorees par leurs predateurs ; et ces predateurs eux-memes ne tardaient pas a devenir la proie d’autres predateurs.
Un chou particulierement gros se dressait quelque peu a l’ecart, couvert de chenilles et de papillons. Apres un soigneux examen de la situation, Burl mena a l’attaque Jon et Jak dont les dents s’entrechoquaient. Dans un elan magnifique, Dor livra bataille de son cote. Quand la tribu repartit, le ravitaillement en viande fraiche etait assure pour plusieurs jours, et tout le monde – meme les enfants – etait revetu de pagnes de fourrure d’une incroyable somptuosite.
Mais les perils etaient encore ce qui manquait le moins. Le cinquieme jour, Burl s’immobilisa brusquement. A moins de cent metres, une monstrueuse tarentule velue, de l’espece la plus dangereuse, etait en train de devorer un hanneton. Meme apres le long detour que Burl leur fit effectuer dans un silence absolu, les membres de la tribu tremblaient encore de frayeur retrospective.