poussiere rouge monta vers le ciel, s’elargit, ondula et commenca a se poser doucement sur le sol. Tout en se posant, il avancait, s’etendant sur les inegalites du terrain. Il fut a cent metres de Saya, puis a cinquante, puis a trente…

Si un membre de la tribu avait observe la scene, la poussiere rouge aurait pu paraitre douee d’une intelligence malveillante. Mais, lorsque les bords du nuage de poussiere furent a vingt metres du corps inerte de Saya, une brise se leva. C’etait une petite brise vagabonde et capricieuse qui arreta le nuage rouge, le perturba et l’envoya dans une nouvelle direction. Il contourna Saya. Bien qu’une de ses volutes se fut avancee, comme au ralenti, pour la saisir, elle passa pres du corps etendu sans le toucher.

Saya gisait sur le sol, inerte. Sa poitrine se soulevait faiblement. Une petite flaque de sang s’elargissait pres de sa tete.

A quelques metres de la, trois minuscules champignons veneneux formaient une sorte de bouquet. Leurs pedoncules etaient si rapproches qu’ils semblaient ne faire qu’un. Entre deux de ces champignons, deux touffes de fils rougeatres apparurent, elles s’agiterent, entrant et sortant, avancant et reculant. Comme rassurees, deux autres antennes suivirent. Puis deux yeux proeminents et un petit corps noir tachete de rouge. C’etait un hanneton, long d’a peine vingt centimetres, un necrophore ou hanneton fossoyeur. Il s’approcha du corps de Saya et se precipita sur sa peau. Il parcourut son corps d’un bout a l’autre avec une sorte de hate febrile. Puis il plongea dans le sol sous l’epaule de la jeune fille. Il creusait hativement, soulevant une petite pluie de terre. Il s’enterra et disparut.

Dix minutes plus tard, une petite bete apparut, exactement semblable a la premiere. Sur ses talons en vint une autre. Chacune d’elles passa une sorte d’inspection hative, puis plongea sous le corps inerte.

Bientot, a cote de Saya, apparut un petit monticule de terre. Puis un autre. Quelques minutes apres l’arrivee du troisieme necrophore, un veritable rempart s’etait construit tout autour du corps de la jeune fille et suivait exactement son contour. Alors, le corps se mit a s’agiter legerement, par petites saccades, comme s’il avait voulu s’enfoncer dans la terre.

Les necrophores etaient des animaux qui exploitaient les cadavres tombes a terre. Ils creusaient pour passer sous leur butin. Ensuite ils se mettaient sur le dos, lancaient leurs pattes en l’air et secouaient le cadavre jusqu’a ce qu’il s’enfonce. Ils repetaient inlassablement ce processus tant que leur trouvaille etait installee au niveau du sol. Quand ils l’avaient suffisamment descendue, ils completaient l’inhumation en rejetant la terre deplacee. Alors, dans l’obscurite souterraine, les necrophores festoyaient somptueusement, se gorgeant de nourriture et alimentant leurs petits.

Il etait rare que les necrophores trouvent des charognes avant que les fourmis n’aient preleve leur part. Saya presentait pour eux une occasion magnifique.

La jeune fille respirait doucement et irregulierement, le visage tire par le chagrin de la nuit precedente. Les hannetons, avec une hate desesperee, pullulaient autour d’elle, creusant le sol de facon a l’enfoncer de plus en plus. Elle descendait lentement, centimetre par centimetre. Deux antennes rouge vif reapparurent. Un hanneton se fraya un chemin vers l’air libre. Il allait et venait, inspectant le travail accompli.

Il plongea a nouveau sous terre. Encore deux centimetres furent creuses. Puis, au bout d’un long moment, deux autres.

Les choses progressaient encore lorsque Burl fit son apparition. Il emergeait d’un bouquet de champignons veneneux. Il s’arreta, parcourut le paysage du regard et fut frappe par son aspect familier. En fait, il se trouvait tout pres de l’endroit qu’il avait quitte la nuit precedente avant sa folle chevauchee sur le dos du hanneton volant.

Il arpenta le terrain en tous sens et apercut la falaise qui avait servi d’abri a la tribu. Il s’en approcha, passant a quinze metres du corps de Saya. Elle etait maintenant a moitie enterree. La terre entassee autour de son corps commencait a retomber sur elle par petits paquets. Une de ses epaules etait deja cachee. Burl passa sans rien voir.

Il se hatait, cherchant ses reperes. Au bout d’un moment, il sut exactement ou il se trouvait. Ici, les tunnels des abeilles. La, un morceau de champignon comestible jete par ses compagnons dans leur fuite.

Les pieds de Burl remuerent une fine poussiere et il s’arreta net. Un lycoperdon rouge avait eclate a cet endroit. Cela expliquait parfaitement l’absence de la tribu. Et Burl en eut des sueurs froides. Il pensa aussitot a Saya. Il avanca lentement pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. C’etait bien la cachette. Il retrouva un autre fragment de champignon, il retrouva une lance abandonnee par un homme dans sa fuite. La poussiere rouge s’etait posee sur la pointe de la lance et sur les fragments de champignon.

Burl revint sur ses pas en prenant soin d’agiter la poussiere le moins possible.

Il etait fou d’inquietude pour la tribu et surtout pour Saya.

Le corps de la jeune fille s’enfoncait dans le sol. Une demi-douzaine de ruisselets de terre retombaient sur lui. Dans quelques instants, il aurait completement disparu.

Burl explorait les buissons de champignons, cherchant ses compagnons. Ils devaient avoir couru pour echapper au nuage de poussiere rouge ou etre tombes la, un peu plus loin. Burl aurait crie si un intense sentiment de solitude ne l’avait reduit au silence. Il avait la gorge serree par le chagrin. Il cherchait toujours…

Il entendit alors un bruit. D’un enorme bloc de champignons veneneux lui parvint le son d’une chute. On ecrasait des masses spongieuses.

Burl se retourna. Il eut une vision de cauchemar.

Du fourre, sortait un hanneton monstrueux. Ses sinistres mandibules s’ouvraient. Il avait bien deux metres de long. Il etait soutenu par six pattes tordues terminees en dents de scie. Ses yeux enormes fixaient l’univers d’un regard soucieux. Il avancait d’un air decide, avec des cliquetis et des claquements, comme une machine hideuse.

Burl s’enfuit aussitot, courant droit devant lui.

Il y avait une petite depression dans le sol. Burl ne s’ecarta pas mais prit son elan. Au moment ou il sautait, il vit, sous lui, Saya inerte et sans defense qui s’enfoncait lentement dans la terre.

Le jeune homme fut pris d’une angoisse affreuse. Derriere lui arrivait la mort certaine sous la forme du hanneton carnivore. Et Saya qu’il aimait allait disparaitre sous terre.

Ce ne fut peut-etre que la rage, ou le desespoir, ou un banal coup de folie, qui le fit agir irrationnellement. Mais les sentiments qui elevent les humains au-dessus de la bete ne sont que partiellement raisonnables. La plupart des emotions humaines, et en particulier les emotions dignes d’eloges, ne peuvent etre justifiees par la raison. Bien peu d’actions heroiques partent d’un raisonnement logique.

Burl prit sa decision en un quart de seconde, alors qu’il etait encore en l’air. Il tournoya sur lui-meme en touchant terre. Et il brandit sa lance. Dans sa main gauche, il tenait la patte du hanneton qu’il avait tue la nuit precedente, hanneton tout semblable a celui qui s’avancait vers lui en cliquetant. Avec un hurlement de defi, Burl lanca la patte sur le monstre.

Le projectile arriva au but. Et, certainement, il fit mal. Le hanneton saisit ferocement la patte et l’ecrasa. Elle etait pleine de viande sucree et juteuse. Le hanneton la devora. Il avait oublie l’homme qu’il avait eu l’intention de tuer. Il croquait la patte de son cousin ou de son frere. Lorsqu’il eut termine, le hanneton fit demi-tour et repartit lourdement pour explorer un autre fourre de champignons. Il semblait considerer qu’un ennemi avait ete mis hors de combat et devore, et que la vie normale pouvait reprendre.

Alors seulement, Burl se baissa et tira Saya de la tombe que les necrophores s’etaient donne tant de mal pour creuser. De la terre tomba de ses epaules, de son visage et de son corps. Trois petits hannetons tachetes de noir et de rouge, terrifies, detalerent precipitamment.

Burl emporta Saya et la deposa sur un lit de terre molle pour pleurer sa mort.

Burl en savait plus sur les m?urs des insectes que n’importe qui d’autre, ou que ce soit, y compris les membres du Service ecologique qui avaient peuple la planete inconnue. Cependant, il restait un sauvage ignorant. Et, pour lui, l’inconscience de Saya etait la mort meme. Un grand chagrin muet l’envahit. Il etendit le corps avec douceur et il pleura. Il avait ete si content de lui-meme parce qu’il avait tue un hanneton volant ! Sans la mort apparente de Saya, il aurait ete insupportable d’orgueil, car il avait mis en fuite un autre hanneton. Mais maintenant, il n’etait plus qu’un jeune homme au c?ur brise, terriblement humain.

Longtemps apres, Saya ouvrit les yeux et regarda autour d’elle avec ahurissement.

Les deux jeunes gens couraient un enorme danger car ils avaient oublie le reste du monde. Remplie d’un bonheur encore etonne, Saya reposait contre l’epaule de Burl. Il lui racontait ses aventures, comment, croyant tuer un phalene, il avait frappe un hanneton volant, comment celui-ci l’avait emporte dans les airs, comment il avait

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