d'elle. D'ailleurs comment avait-elle pu croire qu'un jour elle pourrait reveler l'existence de cet homme a ce cercle d'amis ou l'essentiel de sa vie se concentrait a present? Leur parler de ce diner avec lui, de ces sanglots stu-pides? Non, c'etait une longue hallucination hivernale que le soleil avait dissipee.
Elle n'aimait pas s'avouer que cette chimere l'avait enrichie, que, grace a ce soldat cache dans le «nid-de-pie», elle avait appris une multitude d'astuces feminines, si utiles dans le maniement d'un homme, qu'il avait ete son jouet, qu'elle s'en etait servie. Pour faire taire ces petits aveux derangeants, elle se mit, une fois, a jouer la chanson du
Elle eprouva la meme tristesse quand, un jour, elle l'epia par la fenetre du salon. La voiture etait garee devant l'entree, en attente du general. Stella voyait la portiere ouverte, une main tenant une cigarette, et dans le reflet du parebrise la touche claire du visage. «Il passera toute sa vie a attendre», pensa-t- elle, et elle se sentit coupable car, elle, elle etait attendue par trop de belles choses: ce beau printemps puis, apres les examens, le bal de fin d'etudes, puis l'universite, cette grisante liberte des etudiants, puis… Elle ne distinguait qu'un vaste flot de lumiere dans ces jours a venir.
Dans ces moments de compassion, elle ressentait pour lui aussi de la reconnaissance. Il aurait pu, pendant ce diner idiot, la deshabiller, la prendre, elle aurait pu tomber enceinte! L'idee etait si menacante, si compromettante pour son avenir, qu'elle secouait la tete pour s'en debarrasser. Et se mettait a le detester, car il etait en fait capable de tout detruire, presque sans le vouloir.
Finalement, ce papillotement de regrets, de joie, de pitie, de colere, de reves deteints aiguisait encore plus l'excitante nouveaute de ce printemps. La vraie vie allait commencer.
Il ne revit Stella qu'une seule fois durant ces semaines de soleil. Un soir, au lieu de rentrer, il gara la voiture dans la rue, a l'abri d'un kiosque. Il savait que c'etait le jour de son cours de musique. Elle surgit, habillee d'un manteau leger, traversa l'allee aux arbres a peine teintes de verdure, sa silhouette se decoupa sur le bleu du crepuscule avec une nettete qui lui fit mal aux yeux. Quand elle eut disparu, il garda longtemps la vision d'elle, la, a la sortie de l'allee, et dans sa paume la sensation tres reelle de la toucher, de serrer sous ses doigts le fragile dessin de ses epaules. Cette sensation lui etait connue: la souplesse de l'ecureuil mort dans sa paume.
Il demarra, s'engouffrant dans les rues tantot bleues, tantot traversees par les coulees cuivrees du couchant. Il se disait qu'il devait y avoir dans cette vie une clef, un code pour exprimer, en un langage bref et univoque, toute la complexite de ces tentatives, si naturelles et si douloureusement embrouillees, de vivre et d'aimer. Cette belle soiree a Moscou, un an apres la fin de la guerre, ce manteau clair disparaissant derriere un angle, l'insupportable mal et l'inutile joie contenus dans cet instant, le souvenir de cet ecureuil, et la, au-dessus du pont, ce blanc argente des nuages, le meme que, l'hiver dernier, dans la fenetre du «nid-de- pie».
Il lui sembla soudain que ce qui l'avait empeche, tout a l'heure, de descendre de la voiture, de rattraper le manteau clair dans l'allee, n'etait que le faux nom qu'il trainait depuis des annees. Violemment, il chercha a se convaincre que tout ne tenait qu'a cela.
Le lendemain, il envoya une demande de renseignements concernant ses parents, signee de ce faux nom.
Une semaine plus tard, le general lui dit de monter avec lui dans son bureau, au ministere. Alexei crut, un moment, que Gavrilov parlerait de Stella, qu'il dirait meme: «Tu sais, ma fille m'a dit qu'elle t'aimait…» Cet espoir dement vecut quelques secondes et ne resta que pour lui montrer, par la suite, a quel point on peut etre aveugle quand on aime.
«Ecoute, Serguei, commenca le general d'un ton embarrasse, on m'a transmis hier une information a ton sujet… de simples potins, j'espere, mais tu sais bien, par les temps qui courent, mieux vaut etre vigilant. Il parait que quelqu'un a utilise ton nom ou plutot… comment dire… enfin, ses proches pretendent que tu aurais pris, c'est-a-dire pas toi-meme, mais… Bref, ils pensent que leur fils est vivant, ils savent qu'un ami l'a vu juste avant la demobilisation, mais que lui, donc toi, ne veux pas rentrer au village et te caches on ne sait pas bien pourquoi. Ouf, c'est complique. En fait, c'est une histoire de fausse identite, quoi. Et avec ca, surtout dans l'armee, on ne rigole pas. Ce n'est pas a toi que je vais l'expliquer. On va au camp pour bien moins que ca… Non, je te le dis simplement pour ta gouverne. Mais si tu sens qu'il y a quoi que ce soit qui ne tourne pas rond, dis-le-moi. Des histoires de ce genre, c'est comme des mines, mieux vaut desamorcer avant que ca pete…»
Le telephone sonna, le general decrocha, son visage se detendit et il se mit a dicter une longue liste de victuailles, en precisant la quantite de saucissons, d'esturgeons fumes, le nombre de bouteilles de vin… Dans le chuintement du combine, Alexei reconnut la voix de la mere de Stella. Il attendait la fin de la conversation pour tout avouer.
Le general raccrocha, se lecha les levres avec satisfaction. «On prepare pour demain un sacre diner. Et les invites en valent la peine. Les futurs beaux-parents. Eh oui, Serguei, le temps passe vite. Je partais a la guerre, notre petite Stella etait une gamine, et voila qu'on va la marier. Ah, mais le fiance est un garcon vraiment bien! Et son pere… enfin, c'est entre nous, il a un beau poste a l'Interieur. C'est d'ailleurs lui qui m'a mis la puce a l'oreille pour cette histoire de faux nom. Tu sais, entre parents… Sinon, ils t'auraient embarque vite fait. Mais tu m'en parleras apres. Quant au diner, demain, j'aurai besoin de toi du matin au soir, et meme la nuit. Stella a invite tous ses camarades. Les fiancailles aujourd'hui, ce n'est pas comme autrefois entre quatre yeux… Il faudra donc que tu les ramenes groupe par groupe, le metro sera deja ferme. Bref, etat d'alerte maximale!»
On l'installa dans le «nid-de-pie», encombre de manteaux d'hiver. La porte restait entrouverte et il suivait l'arrivee des invites, des couples (les parents du fiance: l'onde sucree du parfum de la mere, la voix basse du pere), quelques personnes seules, puis de petits groupes de camarades d'ecole. Certains se trompaient, entraient dans le debarras ou il attendait, regardaient avec perplexite cet homme immobile au milieu des manteaux et des piles de cartons, ne savaient pas s'il fallait le saluer ou non. Le general lui demanda plusieurs fois d'aller chercher en voiture tel ou tel invite de marque. Alexei s'executait puis revenait a son guet. Vera, la femme de menage, lui apporta une tasse de the, voulut lui parler, se ravisa, sourit seulement, avec une petite crispation d'amertume.
Lui ne ressentait pas d'aigreur, pas de jalousie, tout simplement une douleur si aceree, si egale qu'aucune autre emotion ne pouvait se greffer a son tranchant. Il identifiait distraitement les bruits qui venaient du salon et laissaient deviner le deroulement de la fete. Il y eut d'abord ce joyeux tumulte de voix rythme de temps en temps par un timbre de basse, puis le claquement d'un bouchon et tout de suite d'un autre, accompagne d'eclats de rire et de criaillements de panique, les paroles du premier toast dites par le general, enfin le cliquetement des couteaux et des fourchettes.
Fige par sa douleur, il n'eprouva rien quand, une demi-heure plus tard, apres un ch?ur de voix suppliantes, la musique resonna. Il reconnut facilement la polonaise que Stella avait etudiee l'hiver dernier. Il trouva meme que le moment de cette pause musicale etait tres bien choisi: entre le premier verre qui rendait les invites deja receptifs et la suite des plats et des boissons qui allaient emousser leurs sens. Il ecouta et, malgre son absence, releva deux ou trois imperceptibles flottements dans ce jeu qui furent comme des rappels secrets adresses a lui et qui l'isolerent davantage. Le bruit des applaudissements claqua et ces ovations et quelques «bravo» l'empecherent d'entendre les pas qui parcoururent le couloir.
Deja le visage de Stella s'encadrait dans la porte. «Vite! Viens, c'est tres important pour moi!» Son chuchotement sentait l'excitation de l'ivresse, l'ivresse du bonheur plus que celle du vin.
Perplexe, il se leva, se laissa entrainer par la main jusqu'au salon.
«Et maintenant, la surprise! annonca Stella en tendant les bras vers lui comme pour le faire acclamer. Notre Serguei va nous jouer une petite chanson. J'espere que vous allez apprecier sa