qui etait etale sur son lit, la cravate. Ses cheveux sont lisses et brillants.
– Je n'ai pas voulu vous deranger avant, vous dormiez si bien… Mais il est deja six heures du soir.
Sur la table, je vois deux verres ou s'infuse le the, un thermoplongeur accroche au loquet de la fenetre.
– Vous allez… au theatre? dis-je en essayant de ne pas trahir ma surprise devant le changement.
– Oui… en quelque sorte. Plutot au concert. D'ailleurs, je pensais que si cela vous interessait…
Nous buvons le the au citron, en mangeant du pain, le meme qui etait enveloppe dans les feuilles de partitions, quelques rondelles de saucisson sec. Apres le repas, je fais ma toilette, Berg me prete une cravate.
Nous arrivons les premiers. La salle, a l'autre bout de Moscou, appartient a la maison de la culture des chemins de fer.
Nous restons un long moment dans un vestibule froid et mal eclaire. Berg, invisible, silencieux sur une banquette, dans un coin, moi faisant les cent pas le long des murs decores de photos de locomotives – des plus anciennes, trapues, avec leurs cheminees comiquement evasees, aux plus modernes. Je jette aussi un coup d'?il dans la salle. Elle me parait trop vaste, jamais un concert, surtout dans ce quartier situe au diable, ne rassemblera suffisamment de monde pour la remplir! Pourtant les gens commencent a affluer, d'abord hesitants comme nous, puis produisant par leur nombre cette legere electricite de chuchotements, d'attente, d'excitation qui precede tout spectacle. Une fois installes ils repandent cette agreable tension dans la salle. «Magie du theatre! me dis-je. Qu'importe la salle, la scene et ce qui va se passer sur scene. L'essentiel c'est que quelque chose va se passer.»
Berg a choisi un fauteuil au tout dernier rang, la ou la lumiere ne parvient presque pas. Places de biais, nous voyons, derriere les plis du rideau ecarte, dans cette ombre des coulisses d'ou surgissent d'habitude les artistes, une silhouette, l'ovale d'un visage.
– Il doit avoir le trac, murmure Berg, les yeux fixes sur ce recoin.
Il est assis, un peu rigide, l'air lointain et comme rajeuni.
A cet instant le pianiste apparait, ce jeune guetteur dont nous devinions l'attente derriere le rideau. La salle applaudit avec une parcimonieuse politesse de bienvenue. Je me retourne vers Berg pour lui proposer la feuille pliee du programme. Mais l'homme parait absent, paupieres baissees, visage impassible. Il n'est plus la.
Andrei Makine
Ne en 1957 en Siberie, a Krasnoiarsk, Andrei Makine, apres avoir suivi ses etudes a l’universite Kalinine, a Moscou, et enseigne la philosophie a Novgorod debarque en France en 1987. Ses conditions de vie sont precaires, et tres vite Makine decide de se consacrer a l’ecriture. Ses manuscrits rediges en francais sont dans un premier temps refuses. Il parvient tout de meme a imposer un premier texte intitule
LA FEMME QUI ATTENDAIT
Mirnoie, milieu des annees 70: un village hors du temps sur les bords de la mer Blanche, peuple de veuves octogenaires dont les maris sont morts dans les combats contre le nazisme. Un camionneur georgien a l’humour truculent et melancolique, obsede sexuel mais profondement bon, prend a son bord le jeune thesard venu de Leningrad, narrateur de ce recit, et entreprend son education sentimentale. «Dans l’amour [’], pour ne pas souffrir, il faut etre un porc. Tu vois une femelle, tu la baises, tu passes a la suivante. Surtout, n’essaie pas d’aimer! Moi, j’ai essaye, j’ai ecope de six ans de camp.» Mais a cote de toutes ces «truies», il parlera aussi, d’une voix sourde, de «celles qui ne le sont pas». «Celles-la souffrent ’ Comme Vera», qui vit au milieu des vieilles et que connait le jeune homme. Mais qui est cette femme qui a fait de sa vie une attente infinie?
«Une femme si intensement destinee au bonheur (ne serait-ce qu’a un bonheur purement physique, oui, a un banal bien-etre charnel) et qui choisit, on dirait avec insouciance, la solitude, la fidelite envers un absent, le refus d’aimer» Il reste quinze ans avant la chute du rideau de fer. Cette histoire 'celle d’une femme qui a fait de sa vie une attente infinie' est a nouveau, comme La Musique d’une vie , un pur joyau. Elle pourrait avoir ete ecrite par Tolstoi. On dirait, a la lire, que le principal aboutissement du communisme serait l’emprisonnement du Temps: isbas inhabitees, paysages paleolithiques, et derriere toute cette rudesse qui n’attend rien, un incroyable frisson de grace. Une chose est sure: Andrei Makine est deja un ecrivain classique.
AU TEMPS DU FLEUVE AMOUR
Andrei Makine ouvre son roman sur une scene revee de notre Occident. Un fantasme qui nous fera mesurer l'etendue de notre depaysement.
Les personnages appartiennent a un autre monde: le pays du grand blanc, au bord du fleuve Amour.
Dans ces lieux de silence, la vie pourrait se confondre avec de simples battements de coeur si chaque mouvement de l'ame n'apportait sa revelation. Alors, le desir nait, de la sensualite des corps comme de la communion avec la nature offerte. L'amour a l'odeur des neiges vierges dans la profondeur de la taiga.
Soudain, tout est bouleverse.
L'Occident fait signe. D'abord un train qui passe, le mythique Transsiberien. Puis un film francais, vision d'une existence eblouissante, appel peuple de grandes actions et de creatures sublimes.
Le vertige d'une autre histoire nee sur les rives du fleuve Amour, aux berges de l'adolescence.
LE TESTAMENT FRANCAIS [1995]
«Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans gaite, Charlotte m'avait dit qu'apres tous ses voyages a travers l'immense Russie, venir a pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible […]. Au debut, pendant de longs mois de misere et d'errances, mon reve fou