musique et… mon modeste talent de professeur.
Les jeunes applaudirent, les parents et les invites plus ages trouverent la plaisanterie un peu osee mais y allerent quand meme de quelques battements de mains, ne voulant pas paraitre trop severes.
Apres l'obscurite du «nid-de-pie», il fut aveugle par la lumiere de ce salon, gene par tous ces regards fixes sur lui. Cherchant et ne trouvant pas le moyen d'esquiver la torture, il eut le temps de remarquer quelques visages, le collier en grosses perles d'une dame, le fiance, ce grand jeune homme brun assis parmi les camarades d'ecole. Dans le regard de Stella, une parcelle de seconde, passa comme une ombre oubliee. Il vit qu'elle portait la robe d'ete en batiste claire.
Les applaudissements se calmerent. Il s'assit sur le tabouret, sentant que sa douleur, ce bloc de glace qui le figeait, se brisait, devenant honte, humiliation, colere, cet idiot empourprement qui montait a son cou, le poids de ses grosses bottes posees sur le nickel glissant des pedales.
Il s'executa, comme au temps de leurs lecons, avec l'obtuse application d'un automate. On rit deja pendant son jeu, tant la vue de ce soldat jouant une chansonnette de soldat etait drole. Certains jeunes entonnerent les paroles du refrain qu'ils connaissaient. Le vin commencait a raviver la gaiete. Les applaudissements furent unanimes. «Bravo au professeur!» cria un invite que Stella gratifia d'une reverence. La basse du pere du fiance tonna au milieu des rires: «Mais dis donc, general, je ne savais pas que dans ton ministere les chauffeurs etaient aussi pianistes.» «Un verre pour le pianiste», scanda l'un des jeunes, encourage par plusieurs voix. Un verre de vodka passa de main en main en direction du piano. Stella leva les bras et cria pour couvrir les bruits de la tablee: «Et a present, le clou du programme, la
Alexei posa le verre, se tourna vers le clavier. Les rires, les conversations se turent peu a peu, mais il attendait toujours, les mains posees sur les genoux, assis tres droit, l'air absent. Stella chuchota, comme un souffleur, en lancant un clin d'?il aux invites: «Mais vas-y! Tu commences par le
Quand il laissa retomber ses mains sur le clavier, on put croire encore au hasard d'une belle harmonie formee malgre lui. Mais une seconde apres la musique deferla, emportant par sa puissance les doutes, les voix, les bruits, effacant les mines hilares, les regards echanges, ecartant les murs, dispersant la lumiere du salon dans l'immensite nocturne du ciel derriere les fenetres.
Il n'avait pas l'impression de jouer. Il avancait a travers une nuit, respirait sa transparence fragile faite d'infinies facettes de glace, de feuilles, de vent. Il ne portait plus aucun mal en lui. Pas de crainte de ce qui allait arriver. Pas d'angoisse ou de remords. La nuit a travers laquelle il avancait disait et ce mal, et cette peur, et l'irremediable brisure du passe mais tout cela etait deja devenu musique et n'existait que par sa beaute.
Dans l'obscurite d'un matin d'hiver, le train semble tatonner a l'approche de Moscou, entre des faisceaux de rails qui sinuent sous la neige. Les dernieres paroles de Berg se confondent avec les pesantes secousses des roues, avec les voix et le pietinement des passagers dans le couloir. Bouscule par cette arrivee qu'on n'esperait plus, le recit hesite, puis s'efface en quelques phrases pressees: les annees passees dans un camp («Je n'ai meme pas profite de l'amnistie, a la mort de Staline, je les ai faits mes dix ans, jusqu'au dernier jour»), puis ses venues a Moscou (dans l'espoir de revoir Stella? il ne le dit pas, n'a plus le temps de le dire), des venues clandestines car il etait assigne a residence dans une petite ville de Siberie orientale, une nouvelle arrestation au cours de l'un de ces sejours dans la capitale, trois ans qu'il a purges pres du cercle polaire et ou il s'est rendu compte qu'il avait fini par s'habituer a cet enfer de neige… C'est la, sous ce ciel sans soleil, qu'il apprendrait l'annee et le lieu de la mort de ses parents.
Le train s'arrete. Nous faisons les premiers pas comme en apesanteur – apres des jours et des nuits d'immobilite ils s'impriment dans la neige avec une souplesse de danse. Dans l'air glace, l'acidite agressive des grandes villes pique les narines. Je longe a cote de Berg un quai obscur, interminable. Les passagers qui descendent de notre train restent un moment indecis, somnam-buliques. On sent chez certains l'envie de s'asseoir sur une valise, de se recroqueviller de nouveau dans le sommeil. Berg me devance, je le vois glisser dans la foule ensommeillee qui se traine vers la gare. Pour une seconde, il devient un passager comme les autres, un provincial debarquant a Moscou, a six heures du matin. Je le regarde marcher et je me dis que c'est ainsi qu'autrefois il abordait la capitale, en clandestin, presse de se fondre dans la foule. Je me rappelle la fin de son recit: cette Moscou, plus dangereuse que le fin fond de la taiga, Vera, la vieille femme de menage du general qui jadis lui apportait le the dans le «nid-de-pie» et qui a present le renseignait sur la vie de Stella…
Evoquees autrement, ces rencontres man-quees auraient pu tracer une belle histoire tragique. Mais elles etaient dites confusement, au milieu des bruits d'un train arrivant dans une grande ville noire et glacee. Elles avaient ete sans doute vecues ainsi, dans la confondante simplicite avec laquelle se vivent les vies brisees.
Nous entrons dans le hall d'une hauteur demesuree et au milieu de ce vide, la ou rien de personnel ne semble pouvoir se dire, Berg me confie, sans tourner la tete:
– Son mari a eu quelques ennuis au travail au moment de la destalinisation. Il s'est mis a boire, l'a quittee… Elle est morte au debut des annees soixante, d'un cancer. Leur fils avait sept ans. J'ai fait ce que j'ai pu, en passant par un ami. Un peu d'argent, chaque mois. J'etais reste dans le Nord, un travail de fous par moins cinquante, «douze mois d'hiver, le reste c'est l'ete», comme on dit la-bas, mais un tres bon salaire. Seulement, il ne fallait pas que l'enfant sache. J'etais encore fiche comme recidiviste…
Il me regarde avec un sourire, me tend la main:
– Allez, bon voyage, et sans rancune.
Je lui serre la main, je le vois s'eloigner. La place des Trois-Gares est lugubre a cette heure. Les reverberes la decoupent en troncons bleuatres. Les gros camions secouent sa carapace gelee avec leur vacarme d'acier. Les gens presses, vetus de grossiers paletots gris ou noirs, semblent sortir de l'epoque stalinienne, des annees de guerre, de privations, d'heroisme muet. Berg se fond dans leur flux, se dirige vers une bouche de metro, se perd dans la coulee sombre qui plonge dans l'entree. Il a le meme pas tendu, la meme determination stoique. Je parviens a le reperer dans la foule au debut de l'escalier, puis il disparait. «
Je reviens dans le hall. Les heures des trains au depart, sur le tableau, paraissent surrealistes, apres notre retard, apres tous ces fuseaux horaires que j'ai traverses depuis l'Extreme- Orient, surtout apres le temps qu'a inscrit en moi le recit de Berg. Mais le plus etrange est que soudain Berg reapparait. Oui, il est devant moi, ce n'est pas un songe.
– Je suis parti sans vous demander si vous aviez un point de chute a Moscou. J'espere que vous n'allez pas rester toute la journee a la gare…
Je lui reponds que je ne partirai qu'avec le dernier train, vers minuit, que je compte aller voir un musee et qu'avant j'irai a la premiere seance dans un cinema pour dormir. Il sourit, ce projet d'aller dormir au cinema (dix kopecks la seance, une salle vide et un fauteuil bien au chaud) doit lui rappeler son passe d'errant.
– Ecoutez, si vous voulez le conseil d'un vieux Moscovite… (Sa voix ne peut dissimuler une joie cachee.) Vous savez, trouver une chambre d'hotel a Moscou est plus dur que se loger au Mausolee. Mais j'ai un vieil ami, un recidiviste, comme moi…
Il me guide a travers la ville, du metro au bus, puis a pied en coupant par les cours, toujours avec un peu de brusquerie joyeuse, heureux de retrouver ses marques, de me montrer sa connaissance de la capitale. Je le suis avec resignation, comme un enfant marchant dans un demi-sommeil.
A l'hotel, la fatigue me terrasse. Je me reveille un moment au milieu de la journee, une vision irreelle se presente a mes yeux: sur le lit de Berg est etendu un costume sombre, on dirait un homme aplati, vide de sa substance, une cravate est suspendue au dossier d'une chaise, une odeur forte d'eau de Cologne vient de la salle de bains. Je n'ai pas la force d'en chercher l'explication et me rendors aussitot.
Quand Berg me reveille, je ne le reconnais pas tout de suite. Il a mis le costume