disait que vous vous etiez battu comme un heros… Et vous, un ecureuil! Pfut…»
Il se taisait, se souvenant de la chaleur lisse de la fourrure dans sa paume. Tout ce qui avait suivi etait lie, il le comprenait maintenant, a cette bete tuee: et son affectation aupres du general, et tres probablement sa survie, et sa venue a Moscou, et la rencontre avec cette jeune Stella qui etait en train de le taquiner. Elle dut deviner que cet homme qu'elle croyait avoir apprivoise, domestique, cachait dans sa vie, comme dans un souterrain caverneux, des actes inavouables, des hontes, des douleurs. Et qu'il se tint devant elle confus et manquant de mots lui donnait un air enfantin.
«Je ne voulais pas vous blesser. Au contraire, c'etait tres amusant cet ecureuil…», dit-elle, et elle posa sa main sur la sienne qui tenait encore la tasse avec du the froid. L'instant dura. Derriere la fenetre, le crepuscule s'impregnait d'un bleu fonce. Les rameaux de givre sinuaient sur la vitre. Quelque part au fond du couloir, on entendait la voix du general qui grommelait au telephone. Elle secoua doucement sa main comme pour le reveiller: «Nous allons repeter notre
Elle ne remarqua pas elle-meme a quel moment, durant ces semaines de grands froids, l'histoire qu'elle imaginait se confondit avec la realite. Ce fut peut-etre le soir ou elle lui proposa de se tutoyer. Ou plus tard, quand ils se croiserent devant la porte de l'immeuble: lui venait de ramener le general, elle rentrait de son cours de musique. D'un pas resolu, elle monta a cote de lui et ils firent un tour a travers les rues de Moscou, progressant lentement dans les bourrasques blanches.
Ou plutot cette nuit-la. Ses parents, partis a Kiev pour l'anniversaire d'un vieux compagnon d'armes du general, voulurent y rester un jour de plus et demanderent a Stella de prevenir le chauffeur. Quand, apres les avoir attendus en vain a la gare, Alexei sonna chez eux, elle mentit: son pere, disait- elle, devait appeler tard dans la nuit… Alexei vit qu'elle avait mis une robe de batiste claire, une robe d'ete, et releve ses boucles en une coiffure haute qui lui donnait un air solennel. Ses joues brulaient comme d'une fievre.
Heroiquement, elle joua la nonchalance, l'invitant au salon, lui proposant de diner («Ils vont peut-etre telephoner seulement a une heure du matin. Il ne faut quand meme pas qu'on meure de faim…»), ouvrant une bouteille de vin. Son corps sous le tissu tres fin de la robe frissonnait, ses gestes trahissaient une brusquerie mal maitrisee qu'elle essayait de faire passer pour une decontraction bravache. Alexei se rendait compte que tout avait ete si bien, si febrilement bien prepare dans cette soiree improvisee qu'il lui restait juste le role de comparse. Cette mise en scene aurait pu etre jouee sans lui, dans les reveries de Stella.
Mais il etait la et comprenait que d'une minute a l'autre viendrait son tour de jouer, de repliquer, d'incarner un personnage a la fois evident et absurde.
Il se penchait pour ramasser tantot une serviette, tantot un bout de pain que dans son excitation elle laissait tomber, versait du vin, obeissant a un geste theatralement imperieux de sa main, mais surtout, profitant de son etat d'ombre, observait cette jeune fille qui paraissait presque deshabillee dans sa robe d'ete. Ses bras nus avec des veines bleutees qu'on eut dites tracees a l'encre d'ecolier, ce cou rosi par l'emotion, cette taille tres fine et, quand elle se tournait vers le fourneau, le relief fragile de ses omoplates. Il ecoutait sa voix de plus en plus sonore et exaltee, devinait qu'approchait ce moment ou il faudrait entourer ces epaules, sentir la fragilite de ces omoplates dans ses mains.
Il ne la desirait pas. Ou plutot c'etait un desir tout autre. Pour cette nuit avec elle, il aurait ete pret a… Il se voyait revivre toutes les annees de guerre et sentait qu'il les aurait retraversees, pour cette seule soiree. Mais ce qui se jouait, ce soir-la, se destinait a quelqu'un d'autre que lui.
Elle avait deja bu trois verres et le regardait avec une cranerie agressive et en meme temps desarmee qui le peinait. «Il faudrait peut-etre les appeler», suggera-t-il, jetant un coup d'?il sur l'horloge. «Non… Il est encore beaucoup trop tot!» coupa-t-elle et, en battant dans ses mains, elle declama avec la voix d'un annonceur de numeros de cirque: «Et maintenant, notre programme musical!»
Elle pivota sur le tabouret, attrapa une partition, lui fit signe de venir. Il vit que c'etait l'elegie de Rachmaninov qu'elle avait plusieurs fois etudiee sans succes. Elle attaqua, reussit avec le courage de l'ivresse a surmonter les premieres embuches, echoua a la suivante. Recommenca, ne cachant plus sa colere, trebucha…
Il l'ecoutait, les yeux mi-clos, absent. A la troisieme reprise, presque desesperee, et a une nouvelle hesitation, il murmura, sans s'en rendre compte: «Il y a un diese, la…»
Elle s'interrompit, le regarda. L'effort de la lecture avait du, un instant, lui clarifier l'esprit. Elle vit cet homme, assis a cote d'elle, immobile, paupieres fermees, un homme qu'elle avait cru capable («Je suis vraiment ivre», pensa-t-elle) de dire ce qu'elle venait d'entendre. Il avait l'air tres vieilli, epuise, et la cicatrice sur son front laissait paraitre les piqures roses des points de suture.
Il s'eveilla en l'entendant pleurer. Les coudes sur le clavier, elle sanglotait, essayant de parler: «Tu peux t'en aller. Ils arrivent seulement demain. Il faut etre a la gare a neuf heures…» Malgre ces larmes, sa voix garda une legere tonalite de secret. Elle avait prepare cet aveu pour sa mise en scene nocturne.
Il y eut enfin cet autre soir, en mars, ou les rues, les routes, les maisons disparurent sous une tempete de neige, la derniere de cet hiver-la. Et ce fut aussi la derniere fois que le general l'invita a boire le the dans le «nid-de-pie».
Stella vint le rejoindre, ils resterent un moment a regarder le dechainement blanc derriere la vitre. En entrant, elle avait ferme la porte, et c'est assourdie par l'interminable couloir que leur parvint la voix de sa mere qui appelait la femme de menage: «Vera, donne un coup de serpilliere dans l'entree, il a encore mis de la neige partout, ce chauffeur.» Stella grimaca, fit un mouvement comme si elle avait voulu rattraper ces paroles, puis soudain s'inclina vers Alexei, assis, sa tasse de the dans les mains, et l'embrassa. Il sentit ses levres sur son front, sur la marque de la cicatrice… Dans le couloir, on entendait le frottement du torchon sur le parquet.
Le lendemain, il partait avec le general qui devait inspecter plusieurs garnisons dans le Nord.
Le voyage d'inspection dura pres d'un mois. Ils sillonnaient des contrees encore figees sous les glaces, longeaient la mer Blanche, traversaient des forets ou aucun fremissement de printemps ne se faisait pour l'instant sentir. Comme si l'hiver etait revenu. Comme si etaient revenus les jours de guerre avec ces colonnes de soldats que le general passait en revue, ces chars dont les chenilles concassaient la terre gelee, ce beton morne des fortifications.
Sur le chemin du retour, ils avaient l'impression, a chaque kilometre, de bruler les etapes en regagnant le printemps. Et des hivers de guerre il ne resta que cette plaque de glace sur laquelle, un jour, le general glissa et se foula la cheville. Alexei dut le porter jusqu'a la voiture. «Tu te rappelles, Serguei, comment tu m'as traine, au front, au nez des fritz, sur douze kilometres!» dit-il en poussant de petits rires. Et, sans se l'avouer, ils penserent que la guerre etait vraiment du passe, si l'on pouvait en rire.
A Moscou, ce rire printanier resonnait partout. Dans le soleil d'avril qui brulait la peau deja comme en ete, dans le cliquetis des tramways sur l'acier brillant des rails, dans l'insouciance des visages de ces foules de jeunes gens pour qui la guerre n'etait plus qu'un souvenir d'enfance. Et il y avait un tel plaisir a rester dehors que le general ne pensait meme plus a l'inviter a mon-
Stella comprenait que l'hiver avait ete un long reve, tantot reve, tantot mauvais songe, dont a present elle etait bel et bien reveillee. Dans la petite piece du «nid-de-pie», Vera la femme de chambre entassait les manteaux, saupoudrait de naphtaline les fourrures. L'etroite fenetre criblee de soleil etait condamnee d'un rectangle d'epais carton. Il etait impossible d'imaginer dans cet endroit un homme installe sur une chaise, avec sa tasse de the, un homme defigure par cette cicatrice blanche sur son front, vetu d'un uniforme de soldat.
Mais il etait encore plus invraisemblable de l'imaginer dans ces rues printanieres, lui, marchant a cote d'elle, croisant ses camarades d'ecole. Non, non! La seule vision de ce couple la mettait hors