officier qui regarde avec ses jumelles, la cible favorite des tireurs. Alexei la sortait et la rentrait rapidement, lancait un bref sifflement a ses deux camarades qui, du dernier etage, observaient la rue… La balle claqua au moment ou il ne s'y attendait plus, le va-et-vient de l'appat etant devenu machinal. Le craquement du contreplaque se noya immediatement dans le bruit des rafales parties du dernier etage, puis le tambou-rinement des bottes dans l'escalier. «On l'a eu!» cria le soldat portant une mitrailleuse sur son epaule. La balle avait perce le contreplaque juste au-dessus des deux ronds en fer-blanc. Ils regarderent le trou, le toucherent, en rirent. Puis, traversant la rue, allerent recuperer le fusil de l'Allemand. Alexei s'arreta pres du piano, laissa retomber une main sur le clavier, ecouta, referma le couvercle. La joie de ne pas sentir en lui la presence d'un jeune homme epris de musique etait tres rassurante. Il regarda sa main, ces doigts couverts de cicatrices, d'eraflures, cette paume aux cals jaunatres. La main d'un autre homme. Il pensa que, dans un livre, un homme dans sa situation aurait du se precipiter vers ce piano, jouer en oubliant tout, pleurer peut-etre. Il sourit. Cette pensee, cette idee livresque etait probablement l'unique attache qui le reliait encore a son passe. Rejoignant les soldats, il rencontra le regard sans vie du tireur allemand etendu sur le parquet et se dit que pour cet homme il etait un imprudent officier russe qui faisait briller les verres de ses jumelles. Cet officier en contre-plaque avec des yeux decoupes dans une boite de conserve.

Il esperait avancer a travers cette guerre sans marquer par des traits voyants l'identite de celui dont il vivait desormais la vie. Etre lisse, sans relief ni personnalite, un peu comme cet ovale en contreplaque. Mais la guerre, avec ses fantaisies qui pourtant ne l'etonnaient plus, decida d'imprimer sa marque a la photo d'un jeune blond auquel il ressemblait tant.

Ce fut cette deuxieme blessure, bien plus grave que la precedente, et, apres deux semaines passees entre la vie et la mort, ce premier reflet dans un miroir, au moment ou l'on changeait les pansements: un crane nu, sans age, et une cicatrice qui descendait en biais de la ligne des cheveux vers la tempe.

Il fit tout pour eviter d'etre reforme. Feignit la sante malgre la douleur mate, patiente, qui l'impregnait, malgre le silence de la mort qui s'etait installe dans ses pensees. Le medecin lui parla comme a un enfant qui essaye de s'accrocher a la main de sa mere obligee de partir: «Ecoute, tu vas passer un mois dans ton village, tu vas deja reprendre un peu de poids grace aux pates de maman et puis on verra.» Alexei voulait rester non par quelque esprit d'abnegation heroique, mais tout simplement parce qu'il n'avait nulle part ou aller.

Les routes etaient encore couvertes de glace, ce debut de mars voyait peu de soleil. Il marchait, parfois montait dans des camions, descendait dans un village en disant au chauffeur qu'il y habitait, reprenait sa marche. De temps en temps, arrete au milieu des champs deserts et blancs, au milieu de toute cette terre meurtrie par la guerre, il flairait l'air, croyant discerner comme un bref souffle de tiedeur. Il devinait que tout ce qui lui restait de vie etait concentre dans ce souffle faiblement printanier, dans ce reflet aerien et brumeux de soleil, dans l'odeur de ces eaux qui s'eveillaient sous la glace. Et non pas dans son corps decharne qui ne sentait meme plus les brulures du vent.

Confusement, il se rendait compte que ces routes, malgre les detours, le menaient vers Moscou. Ou plutot vers une ville vague, nocturne, vers un endroit obscurci de sommeil: ce dernier palier en haut d'une cage d'escalier, des vieux cartons etales au sol, un radiateur chaud contre lequel il pourrait s'adosser, rester muet, immobile, ne pretendant a rien, conscient seulement que sur la terre entiere c'etait la son unique refuge, le terme de sa marche infinie.

Ce jour-la, il longeait une foret de sapins qui gardait encore son air hivernal – renferme et alourdi par la neige. A un tournant, une femme apparut devant lui, marchant dans la meme direction et tirant derriere elle une luge. Il accelera, content de se retrouver dans un endroit habite. La femme ne se retourna pas au crissement de la glace sous ses bottes. Il s'appretait deja a lui parler mais tout a coup reconnut la charge transportee sur la luge. Un petit cercueil dont les planches non rabotees et couvertes de n?uds n'etaient ni tapissees d'andrinople, comme de coutume, ni au moins teintees de peinture. Leur bois lui rappela les caisses d'obus.

Ils se saluerent en silence et marcherent cote a cote. Le cimetiere, sous la neige, ressemblait a une clairiere. La tombe, visiblement preparee durant la matinee, etait peu profonde et deja toute saupoudree de flocons. Les pelletees de terre gelee que la femme jetait frappaient le bois du cercueil avec une sonorite tres vivante. A la fin, Alexei se pencha pour poser sur le monticule les dernieres mottes de terre. Quand il se redressa, les arbres, la silhouette de la femme, les croix s'elancerent dans une rapide courbe, volerent vers le vide eteint du ciel. Il n'eut pas l'impression de tomber.

La conscience lui revint dans ce mouvement doux, fluide. Il vit la frange crenelee de la foret qui defilait lentement a sa droite, puis, relevant legerement la tete, observa, d'abord sans comprendre, ces deux jambes, ces grosses bottes de soldat qui glissaient sur la route gelee. Il devina que c'etait lui-meme, ce corps inanime que la femme trainait sur sa luge. Les bottes glissaient tantot sur le dos du talon, tantot sur le cote. Les paupieres mi-closes, il suivait cette traction un peu cahotante et sentait que rien ne lui appartenait, ni l'ombre transie qu'etait ce corps, ni ce que ses yeux voyaient, ni ce qu'on voyait de lui. Il ne restait rien de lui. Devant une montee, la femme s'arreta pour reprendre son souffle. Ils se regarderent longuement, immobiles, silencieux, comprenant tout.

Elle passait ses journees a une dizaine de kilometres du village, sur la rive escarpee d'un fleuve ou, jusqu'a la nuit, une fourmiliere humaine remuait autour du chantier d'un pont. Il n'y avait pratiquement que des femmes. Elles travaillaient sans dejeuner, pataugeant dans le melange d'argile et de glace, couvrant la neige de leurs crachats de sang. Les premiers convois de guerre devaient coute que coute traverser le pont avant la fin de mars. C'etait, leur disait-on, l'ordre de Staline lui-meme.

Elle rapportait du pain, du poisson sec, mais surtout les «dons de la foret», comme elle expliquait en souriant: des pignons, des jeunes pousses de sapins qu'elle mettait dans la bouillie de semoule. Avec etonnement, il se sentait de plus en plus distinct du vent, de la terre, du froid dans lesquels il avait failli se fondre. Mais plus surprenante encore etait la simplicite de ce bonheur: la ligne tiede ou le corps de la femme touchait le sien, la nuit. Juste cette ligne, une frontiere douce, vivante, plus solide qu'aucune autre verite de ce monde.

Une nuit il se reveilla, se vit seul, entendit derriere la porte de la cuisine l'etouffement d'une quinte qui se calmait. Souvent la femme se refugiait la pour cacher son mal. Il resta allonge, les yeux ouverts, sentant avec intensite la vie revenue en lui, le plaisir de respirer, l'acuite retrouvee de la vue. La lune finement decoupee dans le noir laissait deviner une nuit singuliere, suspendue a la fragilite de la premiere tiedeur du printemps. Il se reconnaissait a peine dans ce retour. Il etait un autre. «Un homme, pensait-il, qui est couche pres d'une fenetre, dans une maison inconnue, dans un village qu'il ne pourrait pas retrouver sur une carte, un homme qui a vu tant de gens mourir, qui a beaucoup tue, qui a failli mourir lui-meme et qui regarde maintenant ce fin croissant de lune dans un ciel attiedi.»

Derriere la porte, la toux reprit, se noya dans un bout de tissu. Il pensa a la souffrance de celle qui l'avait accueilli, a l'epuisement de cette femme, a sa maladie. Et se rendit compte qu'il y pensait pour la premiere fois et que c'etait le signe de sa propre guerison. Il pensa qu'il devait y avoir un nom pour dire, une clef pour comprendre cette souffrance et cette lune, et sa vie devenue meconnaissable, et surtout la simplicite avec laquelle deux etres pouvaient se donner non pas l'amour, non, mais cette paix, ce repit, cet oubli qui tenait dans la seule chaleur d'une main.

Le lendemain, il alla jusqu'au chantier du pont. La journee resonnait de soleil, de ruisseaux liberes par la neige. Encore faible, il avait pourtant la joyeuse sensation de repousser la terre a chaque pas.

La construction touchait a son terme. Les ouvrieres preparaient la voie d'acces. De leur masse montait un brouhaha de voix rauques, de toux, de jurons. Il s'en alla, de peur d'etre vu par la femme qui l'avait gueri. Ou plutot de la voir au milieu de ce frottement de vestes ouatees couvertes de terre, de ces visages creuses par la faim. Entre deux poteaux, a l'entree du pont, il lut ce slogan: «Tout pour le front! Tout

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