empoigna la poutre, la rejeta de cote… Et bondit en arriere: les yeux du soldat s'animerent et de ses levres s'echappa un flux rapide de paroles chuchotees, dans un soulagement plaintif. En allemand! Puis un long jet de sang. Et de nouveau la fixite de la mort.

A grands pas, essayant de ne pas revoir les visages connus, il quitta la rive. Il ne tenta meme pas d'excuser cette fuite ou de se rassurer en se disant que dans un autre endroit peut-etre… Il etait vide de lui-meme, contamine par la mort, chasse de son corps par tous ces morts qu'il mettait dans ses habits, se glissant dans les leurs. Il parla en rythmant ses pas, voulant s'emplir de ce qu'il avait ete avant… Mais tout a coup s'arreta. Loin des autres, un soldat, tete lavee par le flux du courant, gisait. Celui qu'il avait cherche.

Alexei commenca a le deshabiller, avec des gestes qui appartenaient a quelqu'un d'autre, des gestes un peu rudes, efficaces… Habille, il constata que les bottes etaient trop etroites. Il revint vers le pont et toujours dans cette absence de lui-meme retira les bottes d'un autre soldat. La botte droite resista. Il s'assit, observa, desempare, ce grand corps que ses efforts avaient deplace, se vit d'un regard exterieur – ce jeune homme au milieu d'un beau crepuscule d'ete, sur la rive frangee de sable – et ces dizaines de cadavres. De temps en temps, dans les roseaux, un poisson remuait avec paresse, battait l'eau d'un clapotement sonore… Il se redressa, saisit cette botte collee a la jambe, se mit a la secouer, a la tirer sauvagement. Il ne se rendait pas compte que depuis un moment il pleurait et parlait avec quelqu'un et meme croyait entendre des reponses.

En reprenant la route, il se calma. Au milieu de la nuit, passee dans une carriole abandonnee, il se reveilla, craqua une allumette, lut le nom du soldat qu'il etait desormais. Dans la poche de la vareuse, il trouva la photo d'une jeune fille et une carte postale, pliee en deux, avec une vue du palais d'Hiver.

Il imagina en detail sa premiere rencontre avec les soldats parmi lesquels il lui faudrait se perdre, se faire accepter, ne pas se trahir. Des interrogatoires, des controles, pensait-il. Et la mefiance.

Cette rencontre n'eut pas vraiment lieu. Tout simplement, a l'entree d'une ville inconnue, au milieu des rues sonores de fusillades, il fut entraine dans une course desordonnee de soldats qui fuyaient devant un danger encore invisible, tombaient, tiraient, visant a peine, sur le nuage de fumee au fond d'une avenue.

Il courut avec eux, ramassa un fusil, imita leur tir et meme leur panique, bien qu'il ne la ressentit pas pour l'instant, n'ayant le temps de mesurer ni leur epuisement ni l'enormite de la force a laquelle ils essayaient de faire face. Quand, a la tombee de la nuit, un officier parvint a rassembler quelques debris de l'armee en deroute, Alexei constata que les soldats venaient des unites les plus variees, de compagnies aneanties, de regiments decimes. Il etait donc comme eux. A cette difference pres que parfois il avait plus peur de laisser echapper son vrai nom que de se retrouver sous un tir. Cette peur, cette vigilance avec laquelle il copiait les gestes des autres firent que pendant ces premieres semaines il n'eut pas l'impression de faire la guerre. Et lorsque, enfin, il put relacher cette corde tendue en permanence, il se decouvrit dans la peau de ce soldat vieilli, peu loquace et respecte pour son sang-froid, un homme parmi des milliers de ses semblables, indistinct dans la colonne qui pietinait sur une route boueuse, se dirigeant vers le c?ur de la guerre.

Durant les deux premieres annees au front, Alexei recut quatre ou cinq lettres adressees a celui dont il portait le nom. Il ne repondit pas et pensa que son mensonge donnait certainement a plusieurs personnes la force d'esperer, l'energie de survivre.

Il avait d'ailleurs depuis longtemps appris qu'a la guerre la verite et le mensonge, la generosite ou la durete, l'intelligence ou la naivete n'avaient pas la meme clarte que dans la vie d'avant. Souvent lui revenait le souvenir des cadavres sur la berge d'une riviere. Mais l'horreur de ces minutes revelait a present sa face cachee: si le jeune Moscovite qu'il avait ete alors n'avait pas sejourne au milieu de ces morts, il aurait sans doute ete brise, des les premiers combats, par la vue des corps eventres. La botte qu'il avait arrachee au cadavre lui avait ete comme une cruelle mais inevitable vaccination. Parfois, dans un jugement inavoue, il reconnaissait meme que, a cote de ce mort dechausse, toutes les tueries dont il etait temoin lui paraissaient moins dures a vivre.

Un jour, au moment de sa premiere blessure, il decouvrit un autre paradoxe. Venu parmi ces soldats pour fuir la mort, il s'exposait a une mort bien plus certaine ici que dans une colonie de reeducation ou on l'aurait envoye apres l'arrestation de ses parents. Il eut ete plus a l'abri derriere les barbeles d'un camp qu'en possession de cette liberte mortelle.

Jamais non plus il n'aurait pu croire que durant une courte semaine, apres la convalescence, un bras encore en echarpe, dans cet hopital resonnant de rales de blesses, il fut possible d'aimer, de s'attacher a une femme, avec l'impression d'avoir toujours connu ces yeux, ce timbre un peu sourd de la voix, ce corps. Mais surtout si du temps de son ancienne vie, a Moscou, un ami lui avait parle d'un tel amour, Alexei lui aurait ri au nez, ne voyant dans cette liaison qu'une serie d'accouplements hatifs, de silences obtus entre une infirmiere et un convalescent qui n'avaient que leurs corps pour tout echange. Il se serait gausse de ces details comiques bons pour un roman campagnard: ce bouquet ebouriffe qu'il avait cueilli de sa main valide le long d'un chemin, ces boucles d'oreilles a la dorure usee, les doigts de la femme brunis par la teinture d'iode.

Il y eut tout cela durant cette semaine de convalescence. Cet hopital qui, avant l'offensive qui se preparait, vivait quelques jours de repit dans l'attente de nouveaux convois de blesses. L'odeur lourde de sang et de chair meurtrie. Cette femme, de quinze ans son ainee, qui semblait s'apercevoir de nouveau que les saisons existaient, que ce souffle chaud de la terre, cette ecume du lilas s'appelait printemps, qu'un homme, ce soldat un peu gauche avec qui elle se mit un jour a parler, pouvait devenir tres proche, qu'ils devenaient tres proches, malgre elle, malgre lui, malgre tout. Et quand il la surprit, un soir, en surgissant sur le chemin qui menait de l'hopital a l'isba ou elle logeait, lui avec ce bras en echarpe et ce bouquet, elle sentit sa voix se degeler: «C'est la premiere fois qu'on me…» Il ne la laissa pas terminer, se hata de plaisanter, de la faire rire. Puis se tut et jusqu'a son depart, une semaine apres, il crut que c'etait son bras encore douloureux qui l'empechait de se rassasier de ce corps feminin, d'epuiser tout ce qu'elle lui donnait.

Dans les tranchees cette faim inassouvie reviendrait, mais deja plus ample, convoitant et la poussiere du chemin qui menait vers l'isba (il aurait tout donne pour pouvoir tout simplement toucher ces ornieres tiedes eclairees par le couchant), et le reflet des gouttes qui, apres une breve ondee nocturne, glissaient du toit et captaient dans leur chute l'eclat de la lune. Il comprendrait qu'il desirait maintenant jusqu'a l'odeur apre de la teinture d'iode que degageaient ces paumes un peu reches dont il sentait encore la caresse sur son visage. Cette odeur resista mieux au temps que le souvenir charnel, efface par la vue des corps sans vie, par les rencontres d'une heure avec ces femmes qui ne lui laissaient ni le souvenir d'un visage, ni un talisman comme cette teinture d'iode.

Les seuls moments ou la peur d'etre demasque revenait etaient ceux ou il avait une chance – une malchance pour lui – d'etre decore. La commission qui en decidait, surtout s'il s'agissait d'un ordre, verifiait le passe du militaire pour ne pas distinguer un ancien detenu ou un exclu du Parti. Alexei avait depuis longtemps appris a paraitre terne et, souvent le premier dans les assauts, savait s'effacer apres la fin d'un combat, quand le commandant relevait les noms des plus braves.

Il lui arriva d'entendre de la musique, celle des orchestres militaires, ou parfois, dans les haltes, la plainte joyeuse d'un accordeon. Epiant dans son c?ur quelque reflux sentimental, il constatait que rien de tel ne percait en lui, aucune emotion particuliere qui aurait rappele sa jeunesse de pianiste.

Le piano, il en vit un dans cette ville lituanienne ou l'offensive de son regiment s'enlisa pour toute une semaine. Leur avancee etait genee par de nombreux tireurs d'elite qui tenaient sous le feu tous les carrefours et tuaient les officiers dans une selection precise et technique. L'un des tireurs etait cache dans cet immeuble aux vitres soufflees et dont le rez-de-chaussee laissait entrevoir l'interieur d'un salon, les fauteuils en velours et ce piano a queue. A une centaine de metres de la, Alexei restait allonge dans l'entree d'une maison et de temps en temps, l'espace d'une seconde, pointait dans la porte ouverte son appat: cet ovale en contreplaque surmonte d'une casquette d'officier et portant en son milieu deux ronds decoupes dans une boite de conserve. Un

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