poursuivait quelque part, sans lui.
Le matin, il quitta la foret a pied. Et se retourna plusieurs fois: le soleil encore bas remplissait l'interieur de la voiture abandonnee d'une lumiere doree, elle ressemblait a une voiture laissee par une famille dispersee au milieu des arbres, en train de cueillir des fraises des bois.
La tante l'ecouta en silence, le laissa parler longuement, se repeter. Elle sentait que c'etait ainsi qu'il allait s'habituer a sa nouvelle vie. L'oncle revint de la ville vers midi et fut lui aussi peu bavard. Alexei devinerait, des semaines apres, que derriere cette acceptation muette de sa venue, du danger de sa venue, il y avait sans doute l'envie tacite de lui faire comprendre: «Tu vois, nous, les culs-terreux, nous t'accueillons les bras ouverts. Nous ne gardons pas rancune aux proches qui nous ont oublies.» Mais, sur le moment, il n'avait besoin que de cette possibilite de raconter, d'etre approuve, de s'entendre confirmer que de toute facon, reste a Moscou, il n'aurait rien pu faire pour ses parents. Il se rendit compte aussi que, en quelques gestes rapides, on preparait deja son existence clandestine dans cette maison. Cette economie de mots et de gestes lui rappela que l'epidemie de peur qu'avait connue sa famille en 37 s'etait abattue sur ces gens bien avant. A la fin des annees vingt, des le debut de la collectivisation dans cette contree. Ils avaient perdu leurs deux enfants dans la famine qui s'en etait suivie, avaient deja cache des fuyards.
C'est dans l'une de ces caches que l'oncle l'installa. Ils allerent au fenil et, dans le demi-jour qui penetrait a travers les planches, Alexei vit un espace vide, sans fenetre, sans le moindre recoin ou s'abriter. Devant son air interdit, l'oncle sourit et expliqua a mi-voix: «C'est une valise a double fond.» Il pressa sur une planche qui ceda et Alexei, passant la tete dans l'ouverture, decouvrit une sorte d'etroit conduit entre deux murs en bois, large de cinquante centimetres a peine, avec un bat-flanc, une tablette clouee au mur, un seau, une cruche, une ecuelle. «Il faudra, ajouta l'oncle, que tu habitues ton nez moscovite a l'odeur du fumier. J'en mets autour du fenil, au cas ou ils viendraient avec un chien…»
Deux jours plus tard, l'oncle lui annonca, un peu gene: «Je sais que ca te fera mal mais… la voiture, il faut qu'on la noie. Je vais te montrer l'endroit d'ou nous pourrons la pousser.»
Alexei apprit rapidement a mouler son corps, ses mouvements dans le troncon exigu entre les murs. Il reussit a suspendre a mi-geste sa vie secrete lorsqu'un jour, de l'autre cote des planches, resonna cette voix qui rabrouait l'oncle: «Il est pas loin, ton neveu, les gens l'ont vu. Tu as tout interet a nous aider avant qu'on le trouve nous-memes dans ton grenier…» L'oncle, tres calme, repondait d'une voix sans timbre: «Ce neveu, je ne l'ai jamais vu de ma vie. Si vous le trouvez, ca sera pour moi l'occasion de faire sa connaissance…» Alexei resta fige, une cuillere pres de sa bouche, n'osant meme pas chasser une mouche sur son front.
Il quittait son refuge au milieu de la nuit, se lavait, se changeait, se degourdissait les jambes. La tranquillite des champs, le ciel, les etoiles embuees de chaleur, tout l'invitait a la confiance, a la joie de la vie. Tout mentait.
Il avait fini par etudier la moindre fissure entre les planches, savait quel champ de vision elles offraient. Celle-ci, au-dessus de la tablette, permettait d'observer une etroite partie de la route qui reliait le village au chef-lieu. Cette autre, a cote du bat-flanc, decoupait une cloture en branches seches.
Un jour, au pied de cette cloture, il observa un dormeur, un homme ivre, etendu comme terrasse d'un coup de fusil. Les pans de sa veste s'etalaient dans la poussiere de la route, son ronflement parvenait jusqu'au fenil. Ce corps affale exprimait une telle bienheureuse indifference envers ce qu'on eut pu penser de lui, un tel abandon dans cette mort temporaire, un tel oubli de sa personne qu'Alexei eprouva une violente jalousie. Une tentation plutot: aborder ce cadavre ronflant, le fouiller, lui derober ses papiers, se deguiser avec ses habits, revenir a la vie sous ce nom vole…
Le bois de la planche lui piquait la joue avec ses echardes. Alexei fixait l'ivrogne comme si c'avait ete une apparition miraculeuse. L'homme ne lui ressemblait pas du tout, au moins deux fois son aine, roux, le nez epate. Mais l'idee d'un vol d'identite, pour le moment invraisemblable, s'incrusta dans sa memoire.
Un soir, par l'une de ces fentes entre les planches, il vit s'eloigner la carriole de son oncle: lui tenant les renes, la tante assise au milieu des cageots de legumes qu'ils allaient vendre au marche du dimanche, au chef-lieu.
La nuit, le bruit des sabots perca a travers son sommeil. «Deja de retour?» s'etonna-t-il, encore a moitie assoupi. Le martelement devint plus lourd, rappela le tonnerre. L'epaule serree contre les planches du mur, il sentit qu'elles vibraient. «Tous ces chevaux!» lui souffla son reve rempli de troupeaux qui faisaient trembler la terre sous leur galop. Et aussitot, demelant la tromperie du sommeil, il sauta du bat-flanc, poussa la planche de l'issue secrete et, sortant dans la nuit, vit l'horizon en feu. Les vagues des bombardements resonnaient a present plus distinctement, a une cadence devenue reguliere. Tres bas, en rasant les toits du village, passa un avion, puis un autre. Cela ressemblait a un numero de haute voltige. Pourtant, la route se remplissait deja de gens qui fuyaient. Alexei se hata de glisser dans son refuge. Son champ de vision, entre deux planches, happa une femme qui trebuchait en trainant derriere elle deux enfants ensommeilles, cette vieille qui fouettait une vache. Puis, plus rapidement, en sens inverse, des soldats qui se heurtaient aux flots des fuyards. Et, moins d'une heure plus tard, la fumee, le tambourinement des balles qui ecaillaient l'enduit des murs, et soudain cette masse rugissante qui frola le fenil et hachura de ses chenilles le potager que la tante avait arrose pas plus tard que la veille.
Il resta couche a terre un long moment. Les murs de son refuge etaient ca et la troues de balles. Peu a peu la gamme des bruits se fit plus simple, plus pauvre. Quelques cris encore, le grincement des chenilles, une rafale deja lointaine. Enfin, juste le sifflement du feu. Alexei regarda dans l'un des judas perces par la fusillade. Pres de la cloture, a l'endroit exact ou, deux semaines auparavant, il avait vu un ivrogne endormi, s'etalait le corps d'un soldat, le visage en sang tourne droit vers le lever du soleil, comme pour bronzer.
Il mit deux jours a trouver son homme, son donneur d'identite. Les recherches dans le village incendie avaient echoue. Il etait tombe sur quelques survivants et avait du fuir. Sur la route, il trouvait surtout des corps de femmes et d'enfants ou d'hommes trop ages.
Au bout de la deuxieme journee de marche, il descendit vers une riviere et sur la berge, a l'entree du pont demoli par les obus, vit tout un champ de bataille, des dizaines de soldats a qui la mort avait prete des poses tantot tres banales, comme celle de ce corps aux jambes repliees, tantot pathetiques, comme celle de ce jeune fantassin qui rejetait loin sa main dans un geste de tribun. Cache derriere la broussaille, Alexei attendit, dressant l'oreille, mais ne percut aucune plainte. La soiree etait encore claire, les visages des tues, quand il osa enfin s'approcher, se decouvraient avec une simplicite sans defense. Il remarqua qu'il n'y avait pas de soldats allemands, certainement deja enleves par les leurs.
Il rencontrait les yeux, souvent largement ouverts, notait la couleur des cheveux, la taille. De temps en temps, fascine par la mort, il en oubliait le but de ses recherches, plongeait dans une torpeur d'automate, se transformant en une camera hypnotique qui cadrait, l'une apres l'autre, ces vies arretees. Puis se reprenait, se remettait a chercher son double. La couleur des cheveux, le relief des traits, la taille.
Tout pres de la riviere, il trouva un visage proche du sien, mais le soldat avait les cheveux bruns, presque noirs. Il se dit qu'il pourrait raser sa chevelure blonde et que sur la photo d'une piece d'identite cette difference de teinte serait peu visible. Avec des doigts qui tremblaient, il deboutonna la poche de la vareuse du soldat, saisit un petit livret frappe d'une etoile rouge, et se hata de le ranger. Sur la photo, le soldat ne lui ressemblait pas du tout et les cheveux encadraient le visage comme d'un trait de charbon.
S'arretant pres d'un autre, il nota la ressemblance de leurs traits. Mais s'apercut soudain que l'oreille gauche du soldat etait dechiquetee par une balle. Il s'eloigna rapidement, comprit aussitot qu'une telle blessure ne dementait en rien la ressemblance mais n'eut pas le courage de revenir vers cette tete ensanglantee.
Il decouvrit cet autre mort par hasard quand, pour se defaire de l'odeur qui stagnait sur la rive, il entra dans l'eau jusqu'aux genoux et se mit a se laver le visage, le cou. Le corps du soldat etait a moitie ecrase sous une poutre du pont ecroule. On voyait juste l'ovale blond de sa tete, un bras serre contre sa poitrine. Il s'approcha, se pencha, surpris de voir a quel point ce visage inconnu lui ressemblait,