Il jeta un dernier coup d'?il sur l'immeuble, et c'est avec ce regard deja insouciant et fatigue par la tension qu'il vit derriere la fenetre obscure de leur cuisine un officier qui, de haut en bas, observait la cour.

Il lui sembla que l'escalier serait sans fin. Tour apres tour, dans une course affolee, il suivait les zigzags des rampes qui se prolongeaient interminablement comme par une illusion d'optique. Dans les rues, puis dans les couloirs du metro, a la gare, il croyait s'enfoncer toujours dans la spirale glauque de la cage d'escalier, esquiver les portes qui risquaient a tout moment de s'ouvrir. Et son regard emportait la vision d'une fenetre dans laquelle se decoupait la silhouette d'un homme sangle dans un baudrier. Il ne courait pas, il chutait.

Cette chute cessa devant les guichets. D'une boite de bonbons, l'employee tira une petite boule rose et la mit dans sa bouche. Et tandis que ses doigts prenaient l'argent et rendaient la monnaie, ses levres bougeaient, pressant la sucrerie contre ses dents. Alexei la devisageait avec stupeur: derriere l'abattant du guichet commencait donc un monde presque magique, fait de la merveilleuse routine des bonbons, de ce baillement souriant. Un monde d'ou il venait d'etre chasse.

Cette vie qui continuait tranquillement sans lui l'avait tellement frappe qu'il ne s'etonna pas de ce qui se passa a la datcha, a Bor. Le pere de Lera, ce professeur d'habitude cloitre dans son bureau et sourd aux appels et aux sonneries, lui ouvrit, cette fois, presque immediatement. A onze heures du soir. Alexei ne trouva rien d'etonnant non plus a ce que le vieil homme l'ecoutat a peine, se hatant de lui offrir un repas qui semblait deja l'attendre sur la table de la cuisine. D'ailleurs, devant ses tentatives pour expliquer ce qui arrivait a ses parents, le professeur n'eut que ce mot: «Mange, mange bien! Et puis essaye de dormir. La nuit porte conseil.» Il repeta ce proverbe plusieurs fois, machinalement, avec l'air de terminer une reflexion que la visite du jeune homme avait interrompue.

Etrangement, malgre la fievre qui le secouait, il sombra rapidement dans un sommeil epais et bref. Il voulut s'y cacher en esperant se reveiller de l'autre cote du guichet derriere lequel une jeune femme sucotait un bonbon. Il fit un reve ou ce guichet etait place tres bas, presque au sol, et il fallait se courber pour apercevoir dans ce soupirail le visage qui remplacait celui de la guichetiere: le visage de Lera, mais d'une Lera ambigue, surprise dans une occupation inavouable. Il y eut aussi le vieux joueur d'echecs assis sur un banc mouille par la pluie. Alexei jouait avec lui, posant les pieces non pas sur un echiquier mais sur les pages d'un atlas anatomique dont les images etaient obscurement liees a leur jeu. Et son sommeil etait impregne par la peur de ne pas deviner ces liens, evidents pour le vieillard. Ce fut, enfin, la silhouette de sa mere qui recitait des vers et soudain les chanta d'une voix si aigue et desesperee qu'il se reveilla avec un cri muet dans la gorge.

Il consulta sa montre: trois heures et demie. Derriere la fenetre, la nuit commencait a palir. Alexei observa la chambre, les contours des meubles, et presque calmement pensa: «Mais c'est qu'il va me denoncer…» En un eclair toutes les etrangetes ignorees la veille se figerent dans une logique sans issue. Le professeur qui ne se couchait jamais tard avait ouvert des la premiere sonnerie, tout habille. Sa femme sans laquelle il ne pouvait faire un pas etait absente. Lera aussi. Dans la chambre, tout etait prevu, on eut dit, pour accueillir un hote… «Non, il ne me denoncera pas, tout simplement il les laissera entrer…»

Il sauta du lit, s'habilla, ferma le loquet de la porte, enjamba la fenetre…

Au debut du sentier que d'habitude il prenait avec Lera pour aller se baigner dans un etang, il hesita, tourna vers une vieille remise, derriere la maison, s'assit sur un billot, decidant d'attendre. Et n'eut pas a attendre. Du fond de la rue principale qui divisait ce lotissement de datchas en deux, parvint le bruit d'un moteur. La voiture s'arreta. Dans le silence encore nocturne, il percut le bruit des coups frappes a la porte, le chuchotement des voix d'hommes et plus claire, sur un ton implorant, mais cherchant a preserver sa dignite, la voix du professeur: «Camarades, vous m'avez promis… C'est un jeune homme fragile. Je vous en prie! Je suis sur que ses parents…» Quelqu'un lui coupa la parole d'un ton enerve: «Ecoutez, professeur, ne vous melez pas de ce qui ne vous regarde pas! Vous parlerez quand on vous interrogera…»

Se jetant sur le sentier, Alexei entendit le tambourinement qui venait de l'interieur de la maison.

Bien plus tard, quand il aurait perce l'impitoyable lubie qu'a la vie de jouer aux paradoxes, il comprendrait qu'en realite il devait son salut aux Allemands. Depuis le mois d'avril de cette annee 1941, et meme avant mais plus confusement, on parlait a Moscou de la menace qui viendrait de l'Ouest. Sa mere se souvenait, a ces occasions, de la famille de sa s?ur qui vivait en Ukraine, dans un village recule. Parents pauvres, pour ainsi dire, et jamais invites a Moscou. On les imaginait dans leur hameau, tout pres de la frontiere polonaise, exposes a la guerre de plus en plus previsible. «Mais jamais, voyons, jamais notre armee ne laissera les Allemands traverser la frontiere, l'interrompait le pere. Et meme si, par extraordinaire, ils reussissaient a lacher quelques bombes, il n'y aurait rien a craindre. Je prends ma voiture, je debarque chez ta s?ur, je les ramene vite fait a Moscou.» Ce projet d'evacuation en voiture revenait de temps en temps dans leurs veillees familiales.

Alexei s'en souvint lorsque, vers six heures du matin, il atteignit, a pied, les faubourgs de Moscou. Sa tete resonnait des noms des camarades de conservatoire qui pouvaient lui venir en aide, des noms qui, consideres un a un, s'estompaient dans le doute. Il pensa alors a cette tante, en Ukraine, se rappela le projet de voyage en voiture, se hata de s'accrocher a l'idee avant qu'elle ne lui apparut invraisemblable.

Le garage, a quelques rues de leur immeuble, etait serre contre le mur d'un monastere detruit. L'endroit, a cette heure-la, etait encore desert, les portes des autres garages closes. Il se redressa sur la pointe des pieds et, retenant son souffle comme pour attraper un papillon, tendit la main vers une petite niche sous la tole ondulee du toit. Son pere, distrait, y deposait souvent le double de la clef. Ses doigts tapoterent febrilement le fond de la cache et soudain toucherent le metal.

Il rangea dans le coffre deux bidons d'essence, gardes en reserve, et avant de se mettre au volant regarda autour de lui. Sa pensee, videe par la fatigue et la peur, s'eveilla: ce garage avec une ampoule terne au plafond, cette odeur de l'essence, ces objets que son pere avait touches – le dernier reflet de leur vie?

Des pas firent crisser le gravier. Alexei se glissa derriere le volant, l'esprit de nouveau vide, le c?ur suspendu, le corps pret a executer le jeu de mouvements familiers et a propulser cette lourde voiture noire contre la porte entrouverte… Mais dehors les bruits s'enchainerent dans une suite sans danger: tintement d'un trousseau de clefs, grincement des gonds, depart.

S'arretant a un carrefour, il se rendit compte qu'il n'avait eu qu'une fois l'occasion de conduire hors de Moscou: pour amener Lera a la datcha de Bor.

Il trouva dans la voiture une liasse de cartes routieres, dont celle de la region, en Ukraine, ou habitait sa tante. Une veste et une vieille casquette trainaient sur la banquette arriere. Il les mit et constata, plus tard, combien cet accoutrement facilitait le passage des postes de la milice. Il ressemblait, surtout grace a cette casquette, a un chauffeur presse de se rendre au domicile d'un personnage haut place. Et plus il s'eloignait de Moscou, plus la vue de la grande voiture noire en imposait.

A la fin de la deuxieme journee de course, sur une route deja campagnarde, il croisa une carriole conduite par un jeune paysan qui resta bouche bee devant la voiture surgie au milieu des champs. Avec un fort accent nasal, en melangeant les mots russes et ukrainiens, il expliqua la direction. Alexei etait a une vingtaine de kilometres du but.

Avant la nuit, il progressa encore, puis tourna, suivit une piste qui s'enfoncait dans la foret, s'arreta quand un gros tronc lui barra la route. Il mangea toute une miche achetee dans une bourgade qu'il avait traversee a midi, se sentit enivre par la nourriture, par la montee du sommeil. La foret autour de la voiture paraissait infinie. Il voulut regarder l'heure, se rappeler la date, comme pour s'accrocher a une bouee dans l'ocean de branches et d'ombres. Couche sur la banquette, il leva le bras vers la lumiere qui filtrait a travers le feuillage. Il n'etait que huit heures et demie du soir. Le 24 mai…

«Mon concert!» souffla-t-il en se relevant brusquement. Contre la vitre arriere se debattait un beau papillon de nuit, ses ailes couvertes d'une ecriture fine, mysterieuse, laissaient sur la vitre des traces de pollen. Et c'est aussi comme a travers l'epaisseur du verre qu'il imagina la salle, une scene illuminee, un jeune homme s'avancant vers le piano. Dans une illusion poignante, il observa, un instant, cette vie qui se

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