pour la victoire!»

Le train qui, une semaine plus tard, l'emmenait a la guerre traversa ce pont. Le meme grouillement humain recouvrait la berge sous les bourrasques d'une neige humide. Alexei pensa que se jeter de nouveau sous les balles aurait desormais pour lui un sens personnel. Non pas le sens d'un exploit, ce qu'il essayait de chercher avant. Tout simplement, la fin de la guerre qui serait aussi la fin, pour ces femmes, du pietinement dans la boue, dans la grossierete des voix, dans le desespoir.

Il se rappelait aussi ces paroles qu'il avait interceptees par hasard dans la conversation des officiers: «Non, mais a la victoire, il va y avoir une amnistie, c'est sur. On relachera ceux qu'on a emprisonnes avant la guerre…» Au milieu des combats de cette derniere annee de guerre, il se surprenait souvent a repeter interieurement ces paroles, s'interdisant de penser a ses parents et ne pensant qu'a eux, comme dans une priere inconsciente: «Avant la guerre…»

Il est probable que cette priere se disait en lui lors d'une halte ou il vit ces jeunes soldats qui, par des?uvrement, jouaient a poursuivre un ecureuil. La bete affolee sautait au milieu d'un bouquet de longs trembles et les soldats, fous de joie, secouaient les troncs, la chassant d'un arbre a l'autre. L'ecureuil finit par culbuter, tue non pas par la chute mais par le violent fouet d'une branche. Les soldats le ramasserent, s'amuserent a le faire tourner en lui serrant la queue, le jeterent.

«Avant la guerre…» Alexei ramassa la petite bete, sentit un peu de chaleur sous la fourrure coulee dans sa paume. Les soldats descendaient vers la riviere, assoiffes apres leur jeu. Il devina soudain en lui la presence d'un autre, presence etonnamment sensible sous l'armure d'indifference et de rudesse qu'il s'etait forgee, jour apres jour, durant les combats. «Avant la guerre…»

L'appel d'un officier le surprit encore dans cette vie oubliee. «Dis-moi, Maltsev, tu sais conduire?»

Alexei repondit, egare toujours dans un lointain ailleurs: «Oui… J'avais le permis…»

S'il n'avait pas eu dans sa main le corps tiede de l'ecureuil, il aurait dit «non», avec une vigilance devenue machinale. Celui dont il portait le nom, ce Serguei Maltsev, etait venu au front d'un village perdu et avait peu de chance d'etre automobiliste. Mais il repondit encore absent, encore avec sa voix ancienne. «Avant la guerre…»

C'est ainsi qu'il remplaca le chauffeur, blesse, d'un general, de ce Gavrilov dont il ne connaissait, auparavant, que le nom.

Un ecureuil, la reponse imprudente donnee a l'officier, sa nouvelle affectation qui probablement lui sauva la vie dans ces mois meurtriers des dernieres batailles, les jeunes soldats rieurs qui avaient poursuivi la bete et qui, pour la plupart, avaient ete tues depuis, le defile des villes en ruine et des villes preservees dans leur proprete europeenne, et les ciels charges de bombardiers et les ciels intacts, avec la provocante insouciance des nuages, des oiseaux, du soleil… Il y pensa souvent, conscient que ce flux desordonne de la vie et de la mort, de la beaute et de l'horreur devait avoir une signification cachee, une clef qui les aurait rythmees dans quelque harmonie tragique et lumineuse.

Mais tout restait accidentel, comme cette explosion qui projeta, un jour, leur voiture hors de la route, l'assourdit, l'obligea a porter le general contusionne, a pietiner de longues heures a travers une foret humide, striee de petits courants d'eau glaciale. Quand le general revint a lui, quand il apprit qu'Alexei, touche lui-meme par un eclat, l'avait porte sur de longs kilometres, il annonca d'un ton solennel, teinte de larmes: «Bon, Maltsev, considere que desormais tu es pour moi comme un fils.» Alexei l'ecouta, gene par cette effusion, intrigue seulement par un detail: le nom d'une ville qu'il avait apercu sur un panneau, en traversant une route, courbe sous le poids du general. Salzbourg… Et sur cette route, malgre la fatigue et la douleur, il avait percu un rappel lointain, brouille par le battement du sang dans ses tempes et par les gemissements du general. «Avant la guerre…»

Plus difficile encore a dechiffrer dans ce flot de hasards, heureux ou penibles, fut la fin de la guerre. Car ni lui ni le general ne l'avaient remarquee. La division que Gavrilov commandait se battait en Autriche, ou la guerre se poursuivit deux bonnes semaines apres la victoire fetee a Berlin. La voiture du general sillonnait les routes creusees d'obus, on voyait les soldats qui se jetaient dans des corps a corps, le poste de commandement resonnait de voix enrouees qui hurlaient des ordres dans les combines chevrotants.

Et puis, un apres-midi, ce fut le silence, la victoire deja lointaine, et la souriante banalite des paroles de ce jeune lieutenant qui interpella Alexei, la main sur la poignee de la portiere: «Ah, Maltsev, je te cherche depuis deux jours! Dis donc, on a l'air important dans sa grosse bagnole. On ne reconnait plus les vieux amis…» Il continua a plaisanter tandis qu'Alexei essayait de deviner derriere ces bribes de ricanements le passe qui lui etait inconnu: cet ami, ancien camarade d'ecole, la vie dans leur village natal… «Les tiens ne savaient plus quoi penser. Tout le monde te croyait mort ou disparu. Pourquoi tu n'ecrivais pas, fils de chien! Bon, des qu'on est demobilises, on rentre et on va feter ca, d'accord? Et ne t'en fais pas pour la cicatrice, les filles vont aimer, et meme encore plus!»

Il vecut dans l'illusion d'un passage immediat de Vienne a Moscou, comme si les rues des deux villes se prolongeaient les unes dans les autres, sans frontieres. La rencontre avec le lieutenant, l'angoisse de cette vie qui le guettait, de la vie volee a un mort avaient compresse ces semaines de rapatriement, confondu les deux villes, jete sa voiture directement du Graben sur l'Arbat.

Et lorsque, un jour, apres avoir depose le general a son domicile, il gara la voiture sur les boulevards et s'engouffra, a pied, sous leur verdure, cette Moscou lui parut bien plus irreelle que les villes etrangeres qu'il avait traversees.

Dans la cour, un enfant zigzaguait sur son velo autour d'un bac a sable, les roues repetaient le meme grincement aigu qu'autrefois. Alexei crut, un instant, que l'enfant lui-meme n'avait pas change, que c'etait toujours ce garcon qui, dans un passe devenu improbable, avait leve les yeux vers un jeune homme cache derriere une fenetre poussiereuse. Sur un banc, un joueur d'echecs se penchait sur ses man?uvres. Le meme? Un autre? A l'extremite du banc etait assis un homme, jeune encore, unijambiste. Il lisait un journal humoristique et de temps en temps eclatait de rire. On voyait qu'il etait deja habitue a son etat et qu'il avait etudie des positions confortables pour son corps mutile. A chaque esclaffement, le joueur d'echecs sursautait, se redressait, fixait le visage rieur du soldat, sans comprendre.

Alexei enfonca sa casquette sur son front, monta l'escalier. Une flopee de gamines jaillit d'un palier, se precipita en bas en une cascade pepiante. Il se rendit compte que les annees ecoulees le masquaient mieux que la visiere de sa casquette.

Sur le mur, a cote de la porte de leur appartement, il vit les boutons de trois sonnettes, trois rectangles de papier avec des noms. Un appartement communautaire… Descendu dans la cour, il repera sur la facade ces deux fenetres: la cuisine, la chambre de ses parents. Du linge y pendait, abondant et tres varie. Cet irresistible enracinement de la vie lui parut a la fois touchant et inutile.

***

Durant ces premieres semaines a Moscou, il entendit souvent parler des prisonniers amnisties qui, sans avoir le droit de venir dans les grandes villes, pouvaient s'installer dans l'Oural, en Siberie, en Asie centrale. Il imaginait ses parents dans l'un de ces endroits recules, se disait qu'avec le temps, en menant des recherches prudentes, il pourrait les retrouver. Et que desormais seule sa fausse identite risquait de compromettre leurs retrouvailles.

Le general monta encore en grade et travaillait a present au ministere de la Defense. Il avait sans doute oublie sa promesse de traiter son chauffeur comme un fils mais restait toujours bienveillant et meme, un jour d'octobre, au moment ou ils arrivaient a son domicile, proposa: «Ecoute, tu vas venir avec moi. J'ai des paperasses a rassembler, ca va etre long… Si, si, tu ne vas pas te geler dans la voiture par un temps pareil…»

Ils monterent. Une femme de menage, agee, silencieuse, installa Alexei dans

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