une petite piece a cote de l'entree, lui apporta un verre de the. La piece, mi-vestiaire mi-debarras, avait une etroite fenetre, derriere laquelle planaient les flocons de la premiere neige. Il se sentit tout de suite tres bien dans ce reduit, comme si ce lieu marquait enfin un retour. Distraitement, il suivait le glissement des flocons qui semblaient voltiger dans une journee tres ancienne, sur une ville oubliee. Le the avait aussi ce gout d'autrefois. Comme le silence du grand appartement dans la chute du jour. Comme la presence invisible de la femme de menage qu'il entendit soupirer dans la cuisine. Et soudain, assourdies par le couloir, hesitantes, ces quelques notes. Puis toute une phrase sonore. Puis cette musique.

Il quitta la petite piece, fit quelques pas dans le couloir, ne voulut pas avancer plus. Ce qu'il vit lui suffisait. Cette robe d'un velours bleu fonce, le reflet de cheveux clairs, cette main droite qu'il voyait quand elle glissait vers les aigus, la main gauche dont il devinait la pression sans la voir. Il restait immobile dans le crepuscule de ce couloir, l'epaule contre le mur, conscient que l'univers venait d'atteindre sa perfection. Cette neige derriere la fenetre, le mystere de ce grand appartement inconnu, cette musique. Surtout l'imperfection de cette musique! Car les mains se heurtaient de temps en temps a un alliage de notes difficiles a dissocier, revenaient en arriere, reprenaient leur elan. Ces errements, il le sentait, etaient necessaires a la plenitude qui venait de se reveler. Il etait impossible d'y ajouter quoi que ce soit. Juste, peut-etre, ce coup d'?il de la vieille femme de menage qui, muette, traversa le couloir et eut pour lui un bref regard qui lui sembla comprehensif et amer. Rien d'autre.

Pourtant, ces minutes qui lui auraient suffi se prolongerent et donnerent naissance a de nouvelles attentes dans la petite piece, puis a la premiere rencontre («Ah, vous etes donc… oui, Papa nous a parle de vous…») et a d'autres rencontres, et a la beaute du visage ouvert et souriant de cette jeune fille de dix-sept ans, a la fragilite de cette main lors de leur premier contact («Stella… C'est Maman qui a voulu ce prenom… Je le trouve horriblement comique avec mon patronyme de Vassilievna, n'est-ce pas?»), a la certitude que la touche bleu fonce du velours etait la composante meme, a la fois evidente et codee, du bonheur. Et que les autres composantes etaient ces flocons derriere les vitres, ce debut de crepuscule, ces notes dont le flottement laissait parfois deviner la faiblesse juvenile des doigts.

Il vivait cet amour au passe, entraine vers les annees de grande peur ou il ne rencontrait que les masques au long nez, ces trois annees durant sa jeunesse ou il aurait du vivre exactement ce qui arrivait aujourd'hui: cette rencontre avec une jeune fille de son age, un premier amour. Il avait vingt-sept ans a present. La jeune fille au piano rendait cette question d'age sans objet car il se sentait en dehors du flux habituel des jours, dans un temps dedouble, dans une reverie qui lui laissait revivre ces trois annees passees au milieu des masques.

Parfois, il s'eveillait, observait sa vie comme par-dela la rampe d'un escalier, eprouvait un vertige: tant de vivants et de morts le separaient de la jeune fille au piano. Il serrait ses poings, ces doigts puissants, marques de cicatrices, se souvenait que ces mains avaient tue, avaient appris a manier avec assurance la chair feminine – la chair de cette femme aux yeux jaunes de felin qu'il avait rencontree a l'anniversaire d'un ami, a la fin de l'ete, une femme qu'il avait prise a moitie endormie, ivre, en eprouvant presque du degout pour ce grand corps indifferent et paresseux… A ce souvenir, il se disait qu'il aurait mieux valu rester dans la voiture, ne pas accepter l'invitation du general… Mais dans la petite piece ou il prenait le the et que le general, matelot dans sa jeunesse, appelait le «nid-de-pie», il oubliait tout, se confondait avec l'ondoiement de la neige, avec l'echo des notes, avec l'attente des pas dont il connaissait la rapide cadence et de cette voix: «Mais pourquoi vous restez ici, dans l'obscurite? Venez…»

Stella le placait a cote d'elle, se mettait a jouer, lui demandait parfois de tourner les pages de la partition: «Je vous ferai un signe, comme ca, avec mon menton.» Il s'executait, observait ce visage, faisant semblant de guetter le signe, parfois jetait un coup d'?il sur la partition et detournait rapidement les yeux.

Elle trouva en lui cette matiere a rever qui se laissait facilement sculpter par son imagination de jeune fille. Ce Serguei Maltsev etait quelqu'un de suffisamment defini: originaire d'un petit village, homme de vingt-sept ans (c'est-a-dire presque un vieillard pour elle qui en avait dix-sept), et cette horrible balafre qui lui barrait le front. Donc un homme qui, de toute evidence, n'etait pas celui qu'elle attendait secretement.

Mais, d'autre part, il etait suffisamment enig-matique: un homme qui avait deja certainement fait bien des conquetes feminines et qui pourtant, d'apres le pere de Stella, vivait seul, quelque part dans les rues enneigees de la peripherie de Moscou, un homme silencieux qui souvent ramenait le general a la tombee de la nuit et disparaissait dans cette nuit, au volant de la grande voiture noire, sous les trombes de la pluie ou les tourbillons de la neige. A ces moments-la, il se laissait facilement imaginer dans l'habit d'un mysterieux inconnu dont elle redessinait sans cesse le visage et le destin. D'ailleurs, son pere n'avait-il pas dit un jour que pendant la guerre ce chauffeur lui avait sauve la vie?

Peu a peu elle se prit a son propre jeu. Elle avait besoin de cet homme qui buvait son the dans le «nid-de-pie». Besoin de l'appeler, de voir son visage, d'oublier son visage, de ne plus voir son uniforme de soldat, de l'imaginer pale, fin, beau (il l'etait a sa facon, mais autrement), d'habiller cette ombre de noir, de la pousser sur scene, dans les intrigues inventees la veille.

Au reste, elle n'exigeait de ce figurant que d'ecouter ses gammes, de tourner les pages des partitions. Un jour, il laissa passer le geste energique du menton, leur signe convenu. Elle interrompit son morceau, le vit assis tres droit sur sa chaise a cote d'elle, les paupieres fortement plissees, comme dans un acces de douleur.

«Vous n'etes pas bien?» l'interrogea-t-elle, inquiete, touchant sa main. Il ouvrit les yeux, marmonna: «Si, si, tout va bien…», le regard fixe sur ces doigts qui effleuraient sa main. Apres une seconde d'embarras, elle s'exclama: «J'ai une idee de genie! Je vais vous apprendre un peu a jouer! Mais si, mais si, c'est facile comme tout, juste une petite chansonnette d'enfant…»

La melodie s'appelait Petit Soldat de plomb. Alexei se revela un eleve maladroit et aux capacites mediocres. Stella se voyait souvent obligee de tirer ces doigts rigides, de les guider vers la bonne touche.

Grace au Petit Soldat de plomb, elle put enrichir ses mises en scene. L'homme qu'elle avait a sa disposition pouvait etre gronde, flatte, gentiment martyrise, complimente pour un arpege bien joue, console apres une erreur. Elle decouvrait l'un des attraits les plus intenses de l'amour, celui de se faire obeir, de manipuler l'autre et, avec son consentement fervent, de lui enlever sa liberte.

Le silence de cet homme qui buvait tranquillement son the, dans l'attente du general, ne pouvait plus la satisfaire. Elle voulait a present le faire parler, lui faire raconter sa vie, la guerre, s'emerveiller ou etre jalouse en ecoutant ses recits.

Un jour, interroge avec insistance, il essaya de sonder ce passe de guerre et se sentit desempare devant ces souvenirs ou tout debouchait sur les ruptures, la solitude, la mort. Il devinait qu'elle attendait de lui une histoire d'amour sur fond de guerre, mais sa memoire se debattait entre des corps d'hommes mutiles, entre des corps de femmes possedes a la hate et emportes dans l'oubli. Restait cette odeur de teinture d'iode sur les mains d'une femme, mais comment en parler, surtout a cette jeune fille qui le regardait, les yeux grands ouverts? Parler de lui? Mais qui etait-il? Ce soldat qui, apres un corps a corps, se lavait dans une flaque d'eau et l'eau devenait rouge, de son sang et du sang de ceux qu'il venait de tuer? Ou ce jeune homme qui secouait un mort pour lui enlever sa botte? Ou bien cet autre, guettant derriere une fenetre poussiereuse, dans une autre vie, dans un passe interdit? Non, le plus vrai dans ces annees etait ce jour ou il avait perdu connaissance au cimetiere, ou il etait pour ainsi dire mort et ou n'existait entre lui et le monde que cette ligne vacillante: une femme inconnue dormant a cote de lui et lui donnant sa tiedeur…

Bouscule par ses questions, il se mit alors a parler de l'ecureuil: une halte, une belle journee de printemps, cette petite bete qui vole d'un arbre a l'autre. Il se rappela soudain la fin de l'histoire, s'interrompit, s'embrouilla, inventant un vague denouement heureux. Stella sourit d'un air boudeur: «Papa me

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