— J’ai faim, dit-elle, en japonais. Je vais a la cuisine.
— Allons bon. (Il ota les mains de ses poches pour lisser le devant de sa veste.) Vous parlez anglais ?
— Non, repondit-elle, et elle lui passa sous le nez pour tourner au bout du couloir.
« Allons bon », l’entendit-elle repeter, sur un ton cette fois plus pressant, mais elle avait deja introduit la main derriere le buste en marbre.
Elle reussit a glisser la platine dans sa poche comme il s’approchait. Elle le vit arpenter machinalement la piece, les bras ballants, avec une allure qui lui rappela soudain les secretaires de son pere.
— J’ai faim, dit-elle en anglais.
Cinq minutes plus tard, elle remontait dans sa chambre avec une grosse orange d’allure tres britannique ; les Anglais ne semblaient pas se soucier particulierement de la symetrie des fruits. Fermant la porte derriere elle, elle posa l’orange sur le bord large et plat de la baignoire puis sortit de sa poche la platine Maas-Neotek.
— Vite, maintenant, dit Colin, sitot materialise, en repoussant son accroche-c?ur, ouvrez le boitier et basculez l’inverseur A/B sur A. Le nouveau regime a un technicien qui fait des tournees d’inspection, pour detecter les micros. Une fois le reglage modifie, il n’aura plus la signature d’un dispositif d’ecoute.
Elle suivit ses indications, en se servant d’une epingle a cheveux.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle en articulant les mots sans les prononcer, le « nouveau regime » ?
— Vous n’avez pas remarque ? Ils sont au moins une douzaine maintenant, dans le personnel, sans parler des nombreux visiteurs. Enfin, je suppose qu’il s’agit moins d’un nouveau regime que d’une amelioration de la procedure. Votre monsieur Swain est un veritable homme du monde, mine de rien. Vous avez la-dedans l’enregistrement d’une conversation tres interessante entre Swain et le chef adjoint du Service special. J’imagine que bon nombre de gens seraient prets a tuer, et le susdit fonctionnaire en premier, pour l’avoir entre leurs mains.
— Le Service special ?
— La police secrete. L’a de sacrees frequentations, le Swain : des gens du Chateau, des pontes des taudis de l’East End, des hauts fonctionnaires de la police…
— Le Chateau ?
— Le Palais. Sans parler des banquiers de la Cite, d’une vedette de la simstim, et de tout un tas de couteux parasites et de marchands de drogue…
— Une vedette de la simstim ?
— Lanier, Robin Lanier.
— Robin Lanier ? Il etait ici ?
— Le lendemain de votre depart precipite.
Elle fixa ses limpides yeux verts.
— Est-ce que vous me dites la verite ?
— Oui.
— Toujours ?
— Dans la mesure de mes connaissances, oui.
— Qu’est-ce que vous etes ?
— Une base de personnalite sur biopuce Maas-Neotek programmee pour aider et conseiller les Japonais qui visitent le Royaume-Uni.
Il lui fit un clin d’?il.
— Pourquoi avez-vous cligne de l’?il ?
— A votre avis ?
— Repondez a ma question ! (D’une voix qui resonna dans la piece garnie de glaces.)
Le fantome effleura ses levres d’un index fusele.
— Je suis egalement autre chose, c’est exact. Je manifeste certes un peu trop d’initiative pour un simple programme de guide. Meme si je suis base sur un modele haut de gamme extremement sophistique. Je ne puis vous dire au juste ce que je suis, toutefois, car je l’ignore moi-meme.
— Vous l’ignorez ? (A nouveau, sans parler, prudente.)
— Je sais toutes sortes de choses, dit-il en se dirigeant vers l’une des lucarnes. Je sais qu’a Middle Temple Hall, une desserte aurait, dit-on, ete taillee dans les charpentes du Golden Hind ; qu’il y a cent vingt-huit marches a gravir pour acceder a la passerelle du Tower Bridge de Londres ; qu’a Wood Street, tout pres de Cheapside, se trouve un platane dans lequel, croit-on, chantait la grive du poeme de Wordsworth… (Il pivota soudain pour la regarder en face.) C’est faux, toutefois, car l’arbre actuel a ete clone sur l’original en 1998. Je sais tout cela, voyez-vous, et bien plus, incroyablement plus. Je pourrais, par exemple, vous enseigner les rudiments du billard anglais. Voila ce que je suis, ou plutot, ce que j’etais cense etre, a l’origine. Mais je suis egalement autre chose et, sans aucun doute, c’est en rapport avec vous. Mais j’ignore quoi. Je l’ignore vraiment.
— Vous etiez un cadeau de mon pere. Est-ce que vous communiquez avec lui ?
— Pas a ma connaissance.
— Vous ne l’avez pas informe de mon depart ?
— Vous ne comprenez pas, dit-il, je ne m’etais pas rendu compte de votre absence, jusqu’a ce que vous m’activiez, tout a l’heure.
— Mais vous avez enregistre…
— Oui, mais inconsciemment. Je ne suis « ici » que lorsque vous m’activez. Alors, j’evalue les donnees en cours… Une chose dont vous pouvez etre sure, en revanche, c’est qu’il est tout bonnement impossible d’emettre le moindre signal depuis cette maison sans que les espions de Swain le detectent aussitot.
— Pourrait-il y en avoir un autre ? je veux dire un autre personnage comme vous, dans le meme appareil ?
— Une idee interessante ; mais non, a moins de quelque renversante avancee technologique encore restee secrete. Je pousse deja l’enveloppe actuelle dans ses dernieres limites, compte tenu de ma taille memoire. Ca, je le tiens de mon stock d’informations techniques generales.
Elle regarda le boitier qu’elle tenait dans la main.
— Lanier, dit-elle. Parlez-moi de lui.
— Le Vingt-cinq/Dix/Seize. Au matin, annonca-t-il. (Sa tete s’emplit de voix desincarnees…)
PETALE : Si vous voulez bien me suivre, monsieur…
SWAIN : Allons dans la salle de billard.
TROISIEME VOIX : Vous avez interet a avoir une raison valable, Swain. Il y a trois personnes du Reseau qui attendent dans la voiture. La Securite fichera votre adresse dans sa base de donnees jusqu’a ce que l’enfer se congele…
PETALE : Une fort jolie voiture, monsieur, la Daimler. Puis-je avoir votre manteau ?
TROISIEME VOIX : Qu’est-ce qui se passe, Swain ? On ne pouvait pas se rencontrer chez Brown ?
SWAIN : Retirez votre manteau, Robin. Elle est partie.
TROISIEME VOIX : Partie ?
SWAIN : Pour la Conurb. Tot ce matin.
TROISIEME VOIX : Mais ce n’est pas le moment…
SWAIN : Vous croyez que c’est moi qui l’ai expediee la-bas ?
La reponse de l’homme resonna, indistincte, perdue derriere une porte qui se refermait.
— C’etait Lanier ? demanda Kumiko, en silence, par le seul mouvement des levres.
— Oui, repondit Colin. Petale l’a appele par son nom lors d’une conversation anterieure. Swain et Lanier ont passe trente-cinq minutes ensemble.
Bruit de verrou, de mouvements.
SWAIN : Un putain de bordel, pas ma faute. Je vous avais averti a son sujet, je vous avais dit de les prevenir. Une tueuse-nee, sans doute psychopathe…
LANIER : C’est votre probleme, pas le mien. Vous avez besoin de leurs produits et de ma cooperation.
SWAIN : Et c’est quoi, votre probleme a vous, Lanier ? Pourquoi etes-vous dans ce coup ? Simplement pour vous debarrasser de Mitchell ?
LANIER : Ou est mon manteau ?
SWAIN : Petale, le manteau de M. Lanier, merde !