— Prior, dit la femme avant de la relacher pour se retourner.
Elle se mit a bourrer l’interesse de coups de pied, encore et encore, avec violence.
— Non, dit-elle en s’arretant aussi brutalement qu’elle avait commence, je ne pense pas que Prior etait au courant.
Puis Gerald apparut a la porte, comme si de rien n’etait, sauf qu’il regardait d’un air gene les lambeaux de battant encore attaches au cadre, en caressant du pouce la lisiere eclatee du stratifie.
— Un cafe, Molly ?
— Deux cafes, Gerald, dit la femme en examinant l’Elec-Trique. Cafe noir pour moi.
Mona sirota son cafe tout en etudiant les cheveux et les vetements de la femme, qui semblait attendre que Prior ait recouvre ses esprits. Du moins, c’est l’impression qu’elle donnait. Gerald etait reparti.
Elle ne ressemblait a rien de connu ; Mona etait incapable de la situer dans son echelle des styles ; une seule chose etait sure, elle devait avoir de l’argent. Sa coupe de cheveux etait europeenne ; Mona avait vu ce genre de coiffure dans un magazine ; elle etait a peu pres certaine qu’elle ne correspondait a aucune mode actuelle mais elle allait bien avec les lunettes, qui etaient en fait des implants, incrustes dans la peau. Mona avait vu a Cleveland un chauffeur de taxi equipe de la sorte. Et elle portait ce blouson court, marron fonce, trop banal a son gout mais manifestement neuf, avec un large col en mouton blanc, ouvert, devoilant ce drole de truc vert qui lui engoncait les seins et le ventre comme un gilet pare-balles, ce qu’il etait sans doute, et des jeans tailles dans une espece de daim frappe gris-vert, epais et doux. Pour Mona, c’etait ce qu’il y avait de mieux dans sa tenue, elle aurait volontiers craque pour un pantalon identique, malheureusement, les bottes gachaient tout, ces bottes montantes noires, genre motard, avec de grosses semelles en caoutchouc, de larges brides sur la cambrure, des boucles chromees de haut en bas et ces affreux orteils clinquants. Et puis, ou etait-elle allee chercher cette couleur de vernis a ongles, ce bordeaux ? Elle croyait qu’on n’en faisait plus des comme ca.
— Qu’est-ce que tu regardes, bordel ?
— Euh… vos bottes.
— Et alors ?
— Elles ne vont pas avec votre pantalon.
— J’les ai mises pour botter le train a Prior.
Par terre, l’interesse gemit et fut pris de haut-le-c?ur. Le spectacle donna plus ou moins la nausee a Mona ; elle demanda a se rendre aux toilettes.
— Essaie pas de te barrer.
La femme semblait surveiller Prior, par-dessus le bord de sa tasse en porcelaine blanche, mais avec ces lunettes, c’etait difficile a dire.
Sans bien savoir comment, elle se retrouva dans la salle de bains, avec son sac sur les genoux. En hate, elle se concocta une dose ; faute de l’avoir pulverisee assez finement, la drogue lui brula le gosier, mais, comme disait Lanette, on n’a pas toujours le temps de finasser. Et d’ailleurs, est-ce que ca n’allait pas deja nettement mieux ? La salle de bains de Gerald etait equipee d’une petite douche mais elle ne semblait pas avoir ete utilisee depuis un bout de temps. Un examen plus attentif lui revela de la pourriture grise autour de la bonde et des taches qui ressemblaient a du sang seche.
Quand elle revint, la femme etait en train d’emmener Prior dans une autre piece, en le trainant par les pieds. Il etait en chaussettes, remarqua Mona, comme s’il s’etait apprete a faire un somme. Sa chemise bleue portait des taches de sang et il avait le visage tumefie.
A mesure que la drogue agissait, Mona se mit a eprouver une vive et intense curiosite :
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je crois que je vais etre obligee de le reveiller, dit la femme, sur le ton d’un voyageur du metro indiquant a son voisin qu’il va manquer sa station.
Mona la suivit dans la salle de travail de Gerald, propre et d’une blancheur immaculee ; elle regarda la femme installer Prior sur un siege analogue a un fauteuil de coiffeur, avec plein de leviers, de trucs et de boutons.
— Qu’est-ce que c’est ?
La femme etait en train d’emplir d’eau un petit recipient de plastique blanc sous un robinet chrome.
Mona voulait simplement lui dire (mais elle sentait son c?ur s’emballer sous l’effet du wiz) :
— Ouais, c’est un type a faire ce genre de choses… si on lui en laisse l’occasion.
Elle lanca l’eau au visage de Prior, trempant sa chemise ; il ouvrit les yeux d’un coup et l’iris du gauche etait integralement rouge ; les pointes metalliques de l’Elec-Trique crepiterent en lancant des etincelles blanches quand la femme pressa l’arme contre la chemise bleue mouillee. Prior hurla.
Gerald dut se mettre a quatre pattes pour la tirer de sous le lit. Il avait des mains fraiches, tres douces. Elle etait incapable de se souvenir comment elle avait atterri la-dessous mais a present tout etait calme. Gerald avait passe un manteau gris et mis des lunettes noires.
— Vous allez suivre Molly, maintenant, lui dit-il.
Elle se mit a trembler.
— Je crois que je ferais mieux de vous donner quelque chose pour les nerfs.
D’un bond en arriere, elle echappa a sa main.
— Non ! Surtout, me touchez pas, bordel !
— Laissez tomber, Gerald, dit la femme depuis la porte. Il est temps que vous y alliez, a present.
— Je ne crois pas que vous sachiez ce que vous faites, observa-t-il, mais bonne chance quand meme.
— Merci. Vous croyez que cet endroit vous manquera ?
— Non. De toute facon, je comptais bientot prendre ma retraite.
— Moi aussi, dit la femme, puis Gerald sortit, sans meme un signe de tete pour Mona.
La femme se tourna vers cette derniere :
— T’as des vetements ? Enfile-les. On s’en va, nous aussi.
En s’habillant, Mona s’apercut qu’elle ne pouvait pas boutonner sa robe sur ses nouveaux seins, alors elle la laissa ouverte, passa le blouson de Michael et remonta la fermeture a glissiere jusqu’au menton.
28. COMPAGNIE
Parfois, il eprouvait juste le besoin de rester plante la a contempler le Juge, ou bien de s’accroupir sur le beton pres de la Sorciere. C’etait son moyen d’empecher ses souvenirs de begayer. Ca n’empechait pas les fugues, les veritables retours arriere, mais au moins cela stoppait cette impression tressautante et floue, comme si la bande-memoire se mettait a sauter sur la tete de lecture, en laissant echapper des bribes de son experience… C’est donc ce qu’il faisait a l’instant present. Ca marchait, d’ailleurs, et finalement il remarqua que Cherry etait a ses cotes.
Gentry etait la-haut dans son loft, avec la forme qu’il avait capturee, ce qu’il baptisait un nodule de macroforme, et c’est tout juste s’il avait ecoute ce que la Ruse avait tente de lui dire a propos de la baraque, de tout cet endroit et de Bobby le Comte.
Alors la Ruse etait redescendu se tapir ici dans le noir et le froid, pres d’un Enqueteur, et recapituler toutes les operations qu’il avait effectuees avec toute une panoplie d’outils, les endroits ou il avait deniche chaque piece, et voila que Cherry s’approchait pour lui effleurer la joue de sa main fraiche.
— Tu te sens bien ? demanda-t-elle. J’ai eu l’impression que ca t’avait repris…
— Non, c’est juste que j’aime bien descendre ici, parfois…