centre du n?ud, ca lui flanquait la migraine. Il detourna la tete.

— C’est ca ? demanda-t-il a Gentry. Ce que tu as toujours cherche ?

— Non. Je te l’ai dit. Ce n’est qu’un point nodal. Une macroforme. Un modele…

— Il a cette maison, la-bas, comme un chateau, avec de l’herbe et des arbres, le Ciel…

— Il a bien plus que ca. Un univers entier en plus. Ca, ce n’etait qu’une reconstitution elaboree pour une stim publicitaire. Ce qu’il detient, c’est un resume de l’ensemble complet des donnees constituant le cyberspace. Malgre tout, c’est plus proche du but que tout ce que j’ai obtenu jusqu’ici… Il ne t’a pas dit pourquoi il etait la-bas ?

— J’lui ai pas demande.

— Alors, il faudra que tu y retournes.

— Eh, Gentry. Ecoute voir… Cet helico, il va revenir. Il va revenir avec deux glisseurs bourres de ces types que l’Oiseau a dit qu’y ressemblaient a des soldats. C’est pas a nous qu’ils en veulent, mec. C’est a lui.

— Peut-etre bien. Peut-etre que c’est a nous.

— Non. Il m’a meme prevenu, mec. Il a dit que si jamais quelqu’un venait le chercher, on serait dans une belle merde et qu’il faudrait aussitot le brancher sur la matrice.

Gentry baissa les yeux sur les deux connecteurs qu’il avait toujours dans la main.

— On va lui parler, la Ruse. Tu vas y retourner : mais ce coup-ci, je t’accompagne.

29. VOYAGE D’HIVER

Petale avait finalement accepte, mais seulement parce qu’elle lui avait suggere de passer un coup de fil a son pere pour lui demander la permission. Ce qui l’avait contraint a sortir, d’un pas reticent et l’air malheureux, a la recherche de Swain, et quand il etait revenu, pas plus gai, la reponse avait ete oui. Engoncee sous plusieurs couches de ce qu’elle avait de plus chaud dans sa garde-robe, elle attendait dans l’antichambre aux murs blancs, etudiant les gravures de chasse pendant que Petale faisait la lecon au type rubicond (qui s’appelait Dick) derriere les portes fermees. Elle ne pouvait distinguer les mots precis, seulement un lent torrent d’admonestations. La platine Maas-Neotek etait dans sa poche, mais elle evita de la toucher. Par deux fois deja, Colin avait essaye de l’en dissuader.

Voila que Dick sortait de sa conference avec Petale, ses petites levres dures plissees en un sourire. Sous son etroit costume sombre, il portait un pull montant rose en cachemire avec un cardigan de fine laine grise. Ses cheveux bruns etaient plaques en arriere sur son crane ; ses joues pales portaient l’ombre d’une barbe de plusieurs heures. Elle serra dans sa paume le boitier glisse au fond de sa poche.

— Salut, fit Dick, en l’examinant de haut en bas. On va la faire ou cette petite balade ?

— Portobello Road, dit Colin, affale contre le mur, pres d’une patere surchargee.

Dick en decrocha un manteau sombre, traversant Colin au passage, enfila le vetement, le boutonna. Il sortit une paire de gros gants de cuir noir.

— Portobello Road, dit Kumiko en lachant le boitier.

— Depuis combien de temps travaillez-vous pour M. Swain ? demanda-t-elle alors qu’ils avancaient difficilement sur le trottoir glace.

— Suffisamment longtemps, repondit-il. Faites attention a ne pas deraper. C’est traitre, ces bottes a talons…

Kumiko trottinait a sa hauteur, juchee sur des talons hauts noirs made in France. Comme elle l’avait prevu, il etait impossible de marcher sur les plaques de glace dures comme du verre, avec de telles bottes. Elle prit appui sur la main de Dick ; ce faisant, elle sentit un contact dur et metallique sous sa paume. Les gants etaient lestes, les doigts renforces d’un treillis de fibre de carbone.

Il resta silencieux tandis qu’ils tournaient dans la rue au bout de l’allee en croissant ; mais quand ils arriverent a Portobello Road, il s’arreta.

— Excusez-moi, mademoiselle, dit-il, une note d’hesitation dans la voix, mais est-ce vrai ce que disent les gars ?

— Les gars ? Je vous demande pardon ?

— Les gars de Swain, ses vigiles. Que vous etes la fille du grand ponte, le grand ponte, la-bas a Tokyo ?

— Je suis desolee, dit-elle, je ne comprends pas.

— Yanaka. Vous vous appelez bien Yanaka ?

— Kumiko Yanaka, oui…

Il la devisagea avec une vive curiosite. Puis l’inquietude traversa son visage et il regarda prudemment autour de lui.

— Seigneur ! dit-il, alors ca doit etre vrai… (Son corps trapu et corsete s’etait raidi, aux aguets.) L’patron a dit que vous vouliez faire les boutiques ?

— Oui, s’il vous plait.

— Ou voulez-vous que je vous emmene ?

— Ici, dit-elle et elle le conduisit dans une etroite galerie bordee d’un amoncellement de gomi britannique.

Ses expeditions dans les magasins de Shinjuku lui servirent a merveille avec Dick. Les techniques qu’elle avait mises au point pour torturer les secretaires de son pere se montraient toujours aussi efficaces, tandis qu’elle forcait l’homme a participer a une douzaine de choix inutiles, entre deux medaillons 1900, entre tel ou tel fragment de vitrail, meme si elle prenait toujours soin de choisir en definitive les articles qui, fragiles ou tres lourds, etaient difficiles a transporter et fort couteux. Une vendeuse bilingue, et bavarde, debita une facture de quatre-vingt mille livres sur la carte a puce MitsuBank de Kumiko. Celle-ci glissa sa main dans la poche qui contenait le boitier Maas-Neotek.

— Exquis, dit en japonais la jeune fille tout en enveloppant l’achat de Kumiko, un vase en chrysocale incruste de griffons.

— Hideux, commenta Colin, egalement en japonais. Et une imitation, en plus.

Il etait allonge sur un sofa victorien en crin de cheval, les bottes posees sur une table a cocktail art deco soutenue par des anges en aluminium profile.

La vendeuse ajouta le vase emballe au fardeau que portait Dick. C’etait son onzieme antiquaire et le huitieme achat de Kumiko.

— Je crois que vous feriez mieux d’agir a present, conseilla Colin. D’un instant a l’autre, notre Dick va appeler Swain et lui demander une voiture pour rapporter tout ce fourbi a la maison.

— Alors, vous pensez avoir fini ? demanda Dick, plein d’espoir, une fois le tout emballe et regle.

— Une derniere boutique, s’il vous plait, demanda Kumiko en souriant.

— Bon, fit-il, maussade.

Alors qu’il sortait derriere elle, elle glissa le talon de sa botte gauche dans une fissure du trottoir qu’elle avait remarquee en entrant.

— Pas de bobo ? demanda-t-il en la voyant trebucher.

— J’ai casse mon talon…

Elle retourna a cloche-pied dans la boutique et s’assit pres de Colin sur le divan en fer a cheval. La vendeuse, tout affairee, vint proposer ses services.

— Enlevez-les vite, avertit Colin, avant que Dickie ne pose ses paquets.

Elle dezippa la botte au talon casse, puis l’autre, et retira les deux. Au lieu des bas de soie de Chine reche qu’elle mettait en hiver, elle avait enfile ses chaussons de caoutchouc noir a semelles de plastique crantees. Foncant vers la porte, elle reussit presque a filer entre les jambes de Dick, mais elle le bouscula au passage, l’envoyant bouler dans un etalage de carafons en cristal a facettes.

Et puis, elle se retrouva libre et plongea dans la foule des touristes qui descendait Portobello Road.

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