— Il t’a branche sur le boitier du Comte, hein ?

— Bobby, dit la Ruse, c’est son nom. Je l’ai vu.

— Ou ca ?

— La-dedans. C’est tout un univers. Il y a sa maison, comme un chateau ou je ne sais quoi et il est la- bas.

— Tout seul ?

— Il a dit qu’Angie Mitchell y etait aussi…

— Il est peut-etre cingle. Et elle ?

— Je ne l’ai pas vue. Juste une voiture. D’apres lui, ce serait la sienne.

— Aux dernieres nouvelles, elle etait dans une clinique de desintoxication pour celebrites fortunees, quelque part a la Jamaique…

Il haussa les epaules.

— J’sais pas.

— Comment est-il ?

— Il a l’air plus jeune. N’importe qui aurait mauvaise mine avec tous ces tubes et ces machins enfonces dans le corps. Il pense que Kid Afrika l’a largue ici parce qu’il avait la trouille. Il a dit que si jamais quelqu’un se pointait pour le chercher, on le branche sur la matrice.

— Pourquoi ?

— J’sais pas.

— T’aurais du lui demander.

Nouvel haussement d’epaules.

— T’as pas vu l’Oiseau ?

— Non.

— Devrait deja etre revenu…

Il se leva.

Petit Oiseau revint au crepuscule, sur la moto de Gentry ; les ailes noires de ses cheveux trempes de neige claquaient sur ses epaules tandis qu’il traversait la Solitude en vrombissant. La Ruse grimaca ; il etait sur le mauvais rapport. Petit Oiseau escalada une rampe de bidons d’huile compactes et freina au lieu d’accelerer. Cherry etouffa un cri au moment ou pilote et machine se quittaient en plein saut ; durant une seconde, la becane parut rester immobile dans les airs avant de s’ecraser au milieu d’un amoncellement de plaques de tole rouillees qui avait ete jadis l’un des appentis de la Fabrique tandis que Petit Oiseau retombait en une serie de roules- boules.

En fin de compte, la Ruse n’eut pas souvenance d’avoir entendu l’impact : l’instant d’avant, il se tenait pres de Cherry sous l’abri d’une baie de chargement depourvue de porte – et puis, sans transition, il etait en train de sprinter au milieu de la rouille piquetee de neige en direction du motard accidente. Petit Oiseau gisait sur le dos, les levres en sang, la bouche partiellement dissimulee par l’entrelacs de tongs et d’amulettes qu’il portait autour du cou.

— Le touche pas, avertit Cherry. Il a peut-etre des cotes cassees ou des contusions internes…

Petit Oiseau ouvrit les yeux au son de sa voix. Il plissa les levres, cracha du sang et un bout de dent.

— Ne bougez pas, dit Cherry en s’agenouillant aupres de lui. (Elle avait retrouve la diction seche apprise a l’ecole medicale.) Vous etes peut-etre blesse…

— Fais pas chier, ma poule, reussit-il a dire et, tant bien que mal, un peu raide, il se releva, soutenu par la Ruse.

— Tres bien, pauvre con, dit-elle. Une hemorragie. C’est pour vous, moi, j’m’en fous…

— Pas pu l’avoir, dit Petit Oiseau, etalant du revers de la main le sang sur son visage. Le bahut.

— Ca, je constate, dit la Ruse.

— Marvie et les aut’, ils ont de la compagnie. Comme des mouches sur une merde. Deux glisseurs, un helico et tout le bastringue. Plein de mecs.

— Quel genre de mecs ?

— Comme des soldats, sauf que c’en est pas.

Des soldats, ca tire sa flemme, ca deconne, ca sort des vannes, des qu’il y a personne d’important pour surveiller. Pas eux.

— Des flics ?

Marvie et ses deux freres cultivaient des varietes mutantes d’orties dans une douzaine de wagons-citernes a demi enfouis ; parfois, ils essayaient de concocter des complexes d’acides amines primitifs mais leur labo n’arretait pas de sauter. Ils etaient pour la Fabrique ce qui ressemblait le plus a des voisins. Ils vivaient a six kilometres de la.

— Des flics ? (Petit Oiseau cracha un nouvel eclat de dent et, d’un doigt maladroit et sanguinolent, sonda l’interieur de sa bouche.) Ils font rien d’illegal. De toute maniere, des flics peuvent pas se payer ce genre de matos, des glisseurs flambant neufs, une Honda dernier cri… (Il sourit derriere une pellicule de salive et de sang.) J’suis reste planque dans la Solitude pour bien les mater. Pas le genre de cocos a qui on a envie de causer. T’aurais fait pareil… J’ai l’impression que j’ai bien amoche la meule a Gentry, non ?

— T’en fais pas pour ca, dit la Ruse. Je crois qu’il a d’autres chats a fouetter.

— C’t’une veine…

Il partit en titubant vers la Fabrique, manqua de tomber, se rattrapa, poursuivit son chemin.

— Il est charge comme une valise, constata Cherry.

— Eh, l’Oiseau, lanca la Ruse, qu’est-ce que t’as fait du sac de shit que j’t’avais dit de filer a Marvie ?

Petit Oiseau oscilla, pivota :

— Paume…

Sur quoi, il disparut au coin d’une tole ondulee.

— Peut-etre qu’il invente, dit Cherry. L’histoire de ces types. Ou qu’il voit des trucs.

— Ca m’etonnerait, dit la Ruse en l’attirant brusquement dans l’ombre a l’instant ou, jaillissant du crepuscule hivernal, une Honda noire fondait sur la Fabrique, tous feux eteints.

Il escaladait a grands pas l’escalier branlant quand il entendit l’helico survoler pour la cinquieme fois la Fabrique, en faisant brinquebaler au passage les toles d’acier de la toiture. Eh bien, se dit-il, ca devrait toujours avertir Gentry qu’on a de la visite. Il traversa la fragile passerelle en deux longues enjambees ; il commencait a se demander s’ils reussiraient a sortir le Comte et sa civiere par l’arriere sans etre obliges de souder des fers en I supplementaires sous la travee.

Il entra sans frapper dans le loft eclaire. Gentry etait installe a un etabli, la tete penchee de cote, et il fixait les verrieres en plastique. L’etabli etait jonche de petits bouts de materiel et d’outils de precision.

— Un helico, dit la Ruse, essouffle par la montee.

— Un helico, reconnut Gentry, avec un hochement de tete pensif qui fit tressauter sa queue de cheval en bataille. On dirait qu’ils cherchent quelque chose.

— Je crois bien qu’ils viennent de le trouver.

— Ca pourrait etre l’Electro-nucleaire.

— L’Oiseau a dit qu’il avait vu du monde chez Marvie. L’a vu aussi cet helico. T’as pas beaucoup ecoute quand j’ai voulu te repeter ce qu’il m’avait dit.

— L’Oiseau ? (Gentry baissa les yeux pour contempler les objets brillants poses sur l’etabli ; il saisit deux connecteurs, les enclencha.)

— Le Comte ! Il m’a dit…

— Bobby Newmark, dit Gentry, oui. J’en sais beaucoup plus sur lui, a present.

Cherry etait entree derriere la Ruse.

— Faut que vous fassiez quelque chose pour cette passerelle, dit-elle en se dirigeant aussitot vers la civiere, elle bouge trop. (Elle se pencha pour inspecter les instruments de mesure.)

— Viens voir ici, la Ruse, dit Gentry en se levant.

Il se dirigea vers la table holographique. La Ruse le suivit, regarda l’image qui scintillait. Elle lui rappelait les tapis qu’il avait vus dans la maison grise, le meme genre de motifs, mais ceux-la etaient tisses de fils de neon fins comme des cheveux et s’enroulaient en une espece de n?ud interminable ; quand il essayait de regarder le

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