J’ai connu les sombres amours;
J’ai vu fuir les ailes, les ondes,
Les vents, les jours.
J’ai sur ma tete des orfraies;
J’ai sur tous mes travaux l’affront,
Aux pieds la poudre, au c?ur des plaies,
L’epine au front.
J’ai des pleurs mon ?il qui pense,
Des trous a ma robe en lambeau;
Je n’ai rien a la conscience;
Ouvre, tombeau.
Marine-Terrace, 4 septembre 1855.
XXV. Nomen, numen, lumen
Quand il eut termine, quand les soleils epars,
Eblouis, du chaos montant de toutes parts,
Se furent tous ranges a leur place profonde,
Il sentit le besoin de se nommer au monde;
Et l’etre formidable et serein se leva;
Il se dressa sur l’ombre et cria: JEHOVAH!
Et dans l’immensite ces sept lettres tomberent;
Et ce sont, dans les cieux que nos yeux reverberent,
Au-dessus de nos fronts tremblants sous leur rayon,
Les sept astres geants du noir septentrion.
Minuit, au dolmen du Faldouet, mars 1855.
XXVI. Ce que dit la bouche d’ombre
L’homme en songeant descend au gouffre universel.
J’errais pres du dolmen qui domine Rozel,
A l’endroit ou le cap se prolonge en presqu’ile.
Le spectre m’attendait; l’etre sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
M’emporta sur le haut du rocher, et me dit:
Sache que tout connait sa loi, son but, sa route;
Que, de l’astre au ciron, l’immensite s’ecoute;
Que tout a conscience en la creation;
Et l’oreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et l’etre ont un grand dialogue.
Tout parle; l’air qui passe et l’alcyon qui vogue,
Le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’element.
T’imaginais-tu donc l’univers autrement?
Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,
Aurait fait a jamais sonner la foret sombre,
L’orage, le torrent roulant de noirs limons,
Le rocher dans les flots, la bete dans les monts,
La mouche, le buisson, la ronce ou croit la mure,
Et qu’il n’aurait rien mis dans l’eternel murmure?
Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois,
S’ils n’avaient rien a dire, eleveraient la voix?
Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flute?
Crois-tu que l’ocean, qui se gonfle et qui lutte,
Serait content d’ouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,
Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan qui vole,
Si son rugissement n’etait une parole?
Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuit vetu,
Ne soit rien qu’un silence? et te figures-tu
Que la creation profonde, qui compose
Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,
De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,
Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle a Dieu?
Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue epaissie?
Crois-tu que la nature enorme balbutie,
Et que Dieu se serait, dans son immensite,
Donne pour tout plaisir, pendant l’eternite,
D’entendre begayer une sourde-muette?
Non, l’abime est un pretre et l’ombre est un poete;
Non, tout est une voix et tout est un parfum;
Tout dit dans l’infini quelque chose a quelqu’un;
Une pensee emplit le tumulte superbe.
Dieu n’a pas fait un bruit sans y meler le Verbe.
Tout, comme toi, gemit, ou chante comme moi;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle? Ecoute bien. C’est que vents, ondes, flammes,
Arbres, roseaux, rochers, tout vit!
Tout est plein d’ames.
Mais comment? Oh! voila le mystere inoui.
Puisque tu ne t’es pas en route evanoui,
Causons.
Dieu n’a cree que l’etre imponderable.
Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait; sans quoi, sur la meme hauteur,
La creature etant egale au createur,
Cette perfection, dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu melee et confondue,
Et la creation, a force de clarte,
En lui serait rentree et n’aurait pas ete.