Pour manger le matin et pour jeuner le soir;
Et, fantome suspect devant qui l’on recule,
Regarde de travers quand vient le crepuscule,
Pauvre au point d’alarmer les allants et venants,
Frere sombre et pensif des arbres frissonnants,
Tu laisses choir tes ans ainsi qu’eux leur feuillage;
Autrefois, homme alors dans la force de l’age,
Quand tu vis que l’Europe implacable venait,
Et menacait Paris et notre aube qui nait,
Et, mer d’hommes, roulait vers la France effaree,
Et le Russe et le Hun sur la terre sacree
Se ruer, et le nord revomir Attila,
Tu te levas, tu pris ta fourche; en ces temps-la,
Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,
Un des grands paysans de la grande Champagne.
C’est bien. Mais, vois, la-bas, le long du vert sillon,
Une caleche arrive, et, comme un tourbillon,
Dans la poudre du soir qu’a ton front tu secoues,
Mele l’eclair du fouet au tonnerre des roues.
Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas! Ce passant
Fit sa fortune a l’heure ou tu versais ton sang;
Il jouait a la baisse, et montait a mesure
Que notre chute etait plus profonde et plus sure;
Il fallait un vautour a nos morts; il le fut;
Il fit, travailleur apre et toujours a l’affut,
Suer a nos malheurs des chateaux et des rentes;
Moscou remplit ses pres de meules odorantes;
Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,
Et la Beresina charriait un palais;
Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,
Des parcs dans Paris meme ouvrant leurs larges grilles,
Des jardins ou l’on voit le cygne errer sur l’eau,
Un million joyeux sortit de Waterloo;
Si bien que du desastre il a fait sa victoire,
Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,
Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,
A coupe sur la France une livre de chair.
Or, de vous deux, c’est toi qu’on hait, lui qu’on venere;
Vieillard, tu n’es qu’un gueux, et ce millionnaire,
C’est l’honnete homme. Allons, debout, et chapeau bas!
Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.
Les multitudes vont et viennent dans les rues.
Foules! sillons creuses par ces mornes charrues:
Nuit, douleur, deuil! champ triste ou souvent a germe
Un epi qui fait peur a ceux qui l’ont seme!
Vie et mort! onde ou l’hydre a l’infini s’enlace!
Peuple ocean jetant l’ecume populace!
La sont tous les chaos et toutes les grandeurs;
La, fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,
Ses larves, desespoirs, haines, desirs, souffrances,
Qu’on distingue a travers de vagues transparences,
Ses rudes appetits, redoutables aimants,
Ses prostitutions, ses avilissements,
Et la fatalite de ses m?urs imperdables,
La misere epaissit ses couches formidables.
Les malheureux sont la, dans le malheur reclus.
L’indigence, flux noir, l’ignorance, reflux,
Montent, maree affreuse, et, parmi les decombres,
Roulent l’obscur filet des penalites sombres.
Le besoin fuit le mal qui le tente et le suit,
Et l’homme cherche l’homme a tatons; il fait nuit;
Les petits enfants nus tendent leurs mains funebres;
Le crime, antre beant, s’ouvre dans ces tenebres;
Le vent secoue et pousse, en ses froids tourbillons,
Les ames en lambeaux dans les corps en haillons;
Pas de c?ur ou ne croisse une aveugle chimere.
Qui grince des dents? L’homme. Et qui pleure? La mere.
Qui sanglote? La vierge aux yeux hagards et doux.
Qui dit: «J’ai froid?» L’aieule. Et qui dit: «J’ai faim?» Tous!
Et le fond est horreur, et la surface est joie.
Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,
Et sur le pale amas des cris et des douleurs,
Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs!
Ceux-la sont les heureux. Ils n’ont qu’une pensee:
A quel neant jeter la journee insensee?
Chiens, voitures, chevaux! cendre au reflet vermeil!
Poussiere dont les grains semblent d’or au soleil!
Leur vie est aux plaisirs sans fin, sans but, sans treve,
Et se passe a tacher d’oublier dans un reve
L’enfer au-dessous d’eux et le ciel au-dessus.
Quand on voile Lazare, on efface Jesus.
Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.
Ils n’admettent que l’air tout parfume de roses,
La volupte, l’orgueil, l’ivresse, et le laquais,
Ce spectre galonne du pauvre, a leurs banquets.
Les fleurs couvrent les seins et debordent des vases.
Le bal, tout frissonnant de souffles et d’extases,
Rayonne, etourdissant ce qui s’evanouit;
Eden etrange fait de lumiere et de nuit.
Les lustres aux plafonds laissent pendre leurs flammes,
Et semblent la racine ardente et pleine d’ames
De quelque arbre celeste epanoui plus haut.
Noir paradis dansant sur l’immense cachot!
Ils savourent, ravis, l’eblouissement sombre
Des beautes, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,
Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.
Les valses, visions, passent dans les miroirs.
Parfois, comme aux forets la fuite des cavales,
Les galops effrenes courent; par intervalles,