— Oui, dit Gorbovski qui s’etait deja allonge.
— Tu as soif, peut-etre ?
— Oui.
— Va prendre quelque chose dans le refrigerateur. Tu as peut-etre faim ?
— Pas encore, mais ca va bientot venir.
— On en reparlera a ce moment. En attendant, ne m’empeche pas de travailler.
Gorbovski sortit des jus de fruits et un verre du refrigerateur, se prepara un cocktail et se recoucha dans le fauteuil, inclinant le dossier. Le fauteuil etait moelleux et frais, le cocktail glace et bon. Il restait allonge, sirotant le melange, et, les yeux mi-clos de plaisir, ecoutait le directeur parler avec Kaneko. Kaneko disait qu’il ne pouvait pas se liberer, qu’on le retenait. Le directeur demanda : « Qui te retient ? » « Il y a quarante personnes ici, repondit Kaneko, et chacune d’elles me retient. » « Je t’envoie Gaba », dit le directeur. Kaneko protesta, disant qu’il y avait deja suffisamment de bruit. Alors Matvei lui parla de la Vague et lui rappela d’un ton coupable qu’entre autres fonctions il etait le chef de la S.S.I. de l’Arc-en-ciel. Kaneko dit avec humeur qu’il ne s’en souvenait pas, et Gorbovski compatit avec lui.
Les chefs du Service de la Securite Individuelle suscitaient toujours chez lui un sentiment de pitie et de compassion. Sur toute les planetes defrichees, et meme, parfois, sur celles qui ne l’etaient pas completement, tot ou tard commencaient a arriver des « exterieurs » : touristes, vacanciers (en famille et avec des enfants), artistes sans attaches a la recherche d’impressions nouvelles, rates en quete de solitude ou d’un travail particulierement difficile, dilettantes de toutes sortes, sportifs, chasseurs et autres quidams dont aucune liste ne faisait mention, inconnus a tout le monde sur la planete, lies avec personne et, souvent, evitant toute liaison. Le chef du S.S.I. etait oblige de faire personnellement connaissance avec chaque « exterieur », de lui donner ses instructions, et de surveiller que tous, ils lui fassent quotidiennement savoir leur position par un signal envoye a un dispositif enregistreur. Les equipes du S.S.I. avaient sauve plus d’une vie humaine sur des planetes lugubres du genre de Yaila ou Pandore, ou de multiples dangers guettaient les novices a tout instant. Mais sur l’Arc-en-ciel, plate comme une planche, avec son climat egal, sa faune miserable et sa mer caressante, toujours calme, le S.S.I. devait inevitablement se tranformer en une vaine formalite et, d’ailleurs, l’avait deja fait. Kaneko, poli, reserve, ressentant l’ambiguite de sa situation, etait loin de passer tout son temps a donner des instructions aux litterateurs venus travailler dans la solitude, ou a suivre les randonnees fantaisistes des amoureux et des jeunes maries. Il s’occupait de sa planification ou d’autres choses serieuses.
— Combien y a-t-il d’ » exterieurs » sur l’Arc-en-ciel actuellement ? demanda Matvei.
— Une soixantaine. Peut-etre un peu plus.
— Kaneko, mon vieux, il faut les retrouver immediatement tous et leur faire reintegrer la Capitale.
— Je ne comprends pas tres bien le sens de cette entreprise, dit poliment Kaneko. Les « exterieurs » ne viennent presque jamais dans les regions menacees. La, il n’y a qu’une steppe nue et seche, ca sent mauvais, il fait tres chaud …
— Je vous en prie, ne discutons pas, Kaneko, demanda Matvei. La Vague, c’est la Vague. A un moment pareil, il vaut mieux que tous les gens non concernes soient a portee de la main. Gaba arrive ici d’une minute a l’autre avec ses faineants, et je te l’envoie. Organise-toi en consequence.
Gorbovski retira sa paille et but une gorgee a meme le verre. « Camille est mort, pensa-t-il. Et, apres etre mort, il est ressuscite. A moi aussi, il m’est arrive des choses semblables. Apparemment, cette fameuse Vague a provoque une belle panique. Lors d’une panique il y a toujours quelqu’un qui meurt et puis, on s’etonne beaucoup de le rencontrer dans un cafe a un million de kilometres du lieu de sa mort. Il a la figure eraflee, sa voix est rauque et rapide. Il ecoute des histoires et s’envoie sa sixieme platee de crevettes marinees aux choux sechouans. »
— Matvei, appela-t-il. Ou est Camille maintenant ?
— Ah oui, tu n’es pas encore au courant, dit le directeur. (Il s’approcha de la petite table et commenca a preparer un cocktail au jus de grenades et au sirop d’ananas.) Je viens de parler avec Malaiev de Greenfield. On ne sait comment, Camille s’est retrouve au poste d’avant-garde, s’est attarde la-bas et a ete pris sous la Vague. C’est une histoire bien embrouillee. Skliarov — l’observateur — est arrive comme un fou avec le flyer de Camille, a fait une crise d’hysterie et a declare que Camille avait ete ecrase ; dix minutes plus tard, Camille s’est mis en liaison avec Greenfield, a emis ses propheties habituelles et a redisparu. Comment peut-on prendre Camille au serieux apres des coups pareils ?
— C’est vrai, Camille est un grand original. Et ce Skliarov, qui est-ce ?
— C’est l’observateur de Malaiev, je te l’ai dit. Un gars tres consciencieux, tres gentil, tres borne … Supposer qu’il a trahi Camille est absurde. Ce Malaiev a toujours des pensees absolument dementes …
— Ne dis pas du mal de Malaiev, fit’Gorbovski. Simplement, il est logique. Du reste, n’en parlons plus. Parlons plutot de la Vague.
— Oui, dit distraitement le directeur.
— C’est tres dangereux ?
— Quoi ?
— La Vague ? Est-elle dangereuse ?
Matvei souffla.
— En principe, la Vague represente un danger mortel, dit-il. Le malheur, c’est que les physiciens ne savent jamais d’avance comment elle se comportera. Par exemple, elle peut se dissiper a tout moment. (Il se tut quelques instants.) Elle peut aussi ne pas se dissiper.
— Existe-t-il un moyen de s’en proteger ?
— Je n’ai jamais entendu que quelqu’un ait essaye de le faire. On dit que c’est un spectacle assez horrible.
— Comment, tu ne l’aurais jamais vue ?
Les moustaches de Matvei se dresserent, menacantes.
— Tu aurais pu te rendre compte, dit-il, que je n’ai pas beaucoup de temps pour bourlinguer sur la planete. Sans arret, j’attends quelqu’un, j’apaise quelqu’un ou quelqu’un m’attend … Je t’assure, si j’avais du temps libre …
Gorbovski s’enquit, marchant sur des ?ufs :
— Matvei, tu as probablement besoin de moi pour chercher les « exterieurs », non ?
Le directeur lui lanca un regard colereux.
— Tu as faim maintenant ?
— N … non.
Matvei fit le tour de son bureau.
— Je vais te dire ce qui me navre. Premierement, Camille a predit que cette experience se terminerait mal. Ils n’y ont prete aucune attention. En conse quence, moi non plus. Et a present, Lamondoy reconnait que Camille avait raison …
La porte s’ouvrit en grand et un jeune Noir de taille gigantesque, aux dents eblouissantes, vetu d’un court pantalon blanc et d’une veste blanche, portant des chaussures blanches sur ses pieds nus, fit irruption dans le bureau.
— Me voila ! declara-t-il, agitant ses bras immenses. Que desires-tu, o mon seigneur le directeur ? Tu veux que je detruise la ville ou que j’erige un palais ? Ayant devine tes desirs, je voulais t’amener la plus belle femme de l’univers, Gina Pickbridge, mais son pouvoir magique s’est revele plus fort que le mien, et elle est restee dans le village des Pecheurs d’ou elle t’envoie des salutations peu flatteuses.
— Je n’y suis absolument pour rien, dit le directeur. Elle n’a qu’a envoyer ses salutations peu flatteuses a Lamondoy.
— C’est la verite vraie ! s’exclama le Noir.
— Gaba, dit le directeur, tu es au courant pour la Vague ?
— Vous appelez ca une Vague ? dit le Noir, meprisant. Quand ce sera moi qui entrerai dans la cabine de lancement et que Lamondoy baissera la manette de depart, alors la, vous aurez une vraie Vague ! Tandis que celle-ci, c’est une bagatelle, de la houle, des rides sur l’eau ! Mais je t’ecoute et je suis pret a t’obeir.
— Tu es avec ton equipe ? demanda le directeur patiemment. (Gaba fit un geste silencieux en direction de la fenetre.) Va avec eux au cosmodrome, tu es desormais sous les ordres de Kaneko.
— J’y vole, dit Gaba.
Au meme moment, derriere la fenetre, des gosiers puissants entonnerent, accompagnes d’un banjo, sur le