motif du psaume Pres des murs de Jericho :
Sur notre bon vieil Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, Arc-en-ciel …
D’un seul pas, Gaba fut a la fenetre et hurla :
— Silence !
La chanson s’arreta. Une voix haute et claire traina plaintivement :
— J’arrive, dit Gaba quelque peu gene et, d’un bond puissant il sauta par la fenetre.
— Les enfants …, grogna le directeur, souriant. (Il baissa la vitre.) Les bebes s’impatientent. Je ne sais pas ce que je ferais sans eux.
Il resta debout devant la fenetre, et Gorbovski, plissant les yeux, regarda son dos. Celui-ci etait incroyablement large, mais, curieusement, si voute et si malheureux que Gorbovski s’inquieta. Matvei, un pilote interstellaire, un ancien commando ne pouvait simplement pas avoir un tel dos.
— Matvei, dit Gorbovski. C’est vrai que tu as besoin de moi ?
— Oui, dit le directeur. Particulierement.
— Il regardait toujours par la fenetre.
— Matvei, dit Gorbovski. Raconte-moi ce qui se passe.
— Angoisse, pressentiments, soucis, recita Matvei et il se tut.
Gorbovski s’agita un peu, s’installant confortablement, mit son diffuseur en marche, tout bas, et dit, a voix tout aussi basse :
— D’accord, ami. Je vais rester ici avec toi comme ca, sans rien faire.
— Oui. Reste, s’il te plait.
Une guitare resonnait tristement, paresseusement, un ciel chaud et vide flamboyait derriere la fenetre, dans le bureau plein d’ombre il faisait frais.
— Attendre. On va attendre, dit le directeur a haute voix et il regagna son fauteuil.
Gorbovski ne repondit rien.
— Ah oui ! dit-il soudain. Que je suis impoli 1 J’ai completement oublie. Comment va Genia ?
— Merci, elle va bien.
— Elle n’est pas revenue ?
— Non, elle n’est toujours pas revenue. Je crois que maintenant elle n’y songe meme plus.
— Tout pour Aliocha ?
— Bien sur. C’est etonnant a quel point tout cela s’est revele important pour elle.
— Et tu te souviens de ses serments : « Qu’il naisse seulement !.. »
— Je me souviens de tout. Je me souviens de choses que tu ne connais meme pas. Au debut, elle a souffert le martyre avec lui. Elle se plaignait. « Non, disait-elle, je n’ai pas d’instinct maternel. Je suis un monstre. Un bout de bois. » Et puis, quelque chose s’est passe. Je n’ai meme pas remarque comment. Il est vrai que c’est un petit loup tres sympathique. Tres tendre, intelligent. Un soir, je me suis promene avec lui dans le parc. Soudain, il me demande : « Papa, qu’est-ce qui s’accroupit la-bas ? » Au debut, je n’ai pas compris. Puis … Tu vois, il faisait du vent, le reverbere se balancait et projetait des ombres sur le mur. « S’accroupit » ; une image tres exacte, non ?
— C’est vrai, dit Gorbovski. Ca fera un ecrivain. Seulement, ce serait quand meme bien de le mettre a l’internat.
Matvei fit un geste decourage de la main.
— Pas question, dit-il. Elle ne voudra pas. Et tu sais, au debut j’ai insiste, puis j’ai pense : « Pourquoi ? Pourquoi enlever a quelqu’un le sens de sa vie ? » Et c’est ca, le sens de sa vie a elle. Pour moi c’est inconcevable, avoua-t-il ; mais je le crois parce que je le vois. Peut-etre tout vient-il du fait que je suis beaucoup plus age qu’elle. Aliocha est ne bien trop tard pour moi. Parfois je pense combien j’aurais ete seul si je n’avais pas su que je pouvais le voir tous les jours. Genia dit que ce n’est pas comme un pere que je l’aime, mais comme un grand-pere. Eh bien, c’est tout a fait possible. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Oui. Mais je ne connais pas ca. Moi, Matvei, je n’ai jamais ete seul.
— Oui, dit Matvei. Depuis que je te connais, tu es perpetuellement avec des gens qui s’agitent autour de toi parce qu’ils ont besoin de toi coute que coute. Tu as un tres bon caractere, tout le monde t’aime.
— Non, ce n’est pas ca, dit Gorbovski. C’est moi qui aime tout le monde. J’ai vecu presque cent ans et, figure-toi, Matvei, que je n’ai pas rencontre une seule personne desagreable.
— Tu es un homme tres riche, prononca Matvei.
— A ce propos, se rappela Gorbovski, un livre est paru a Moscou : Rien n’est plus amer que ta joie, de Serguei Volkovoi. Une nouvelle bombe des emo-tionnistes. Guenkine a pondu tout de suite un article bilieux. Tres spirituel, mais peu convaincant : la litterature, d’apres lui, doit etre telle qu’on ait du plaisir a la dissequer. Les emotionnistes riaient fielleusement. Il est probable que tout cela dure encore. Je ne comprendrai jamais. Pourquoi ne peuvent-ils pas etre plus tolerants les uns vis-a-vis des autres ?
— C’est tres simple, dit Matvei. Chacun d’eux s’imagine qu’il fait l’histoire.
— Mais il la fait ! protesta Gorbovski. Chacun, effectivement, fait l’histoire ! Car nous autres, gens ordinaires, nous sommes tout le temps, d’une facon ou d’une autre, sous leur influence.
— Je ne veux pas discuter de ca, dit Matvei. Je n’ai pas le temps d’y penser, Leonid. En tout cas, moi, je ne subis pas leur influence.
— Bon, ne discutons pas, dit Gorbovski. Buvons du jus de fruits. Si tu veux, je peux meme prendre du vin local. Mais ceci seulement au cas ou cela t’aiderait vraiment.
— U n’y a qu’une chose qui puisse m’aider vraiment : que Lamondoy arrive ici et declare, decu, que la Vague s’est dissipee.
Pendant quelque temps ils burent en silence, se regardant par-dessus leurs verres.
— Ca fait longtemps que plus personne ne t’appelle, dit Gorbovski. C’est meme un peu bizarre.
— La Vague, dit Matvei. Tout le monde est occupe. Les discordes sont oubliees. Tout le monde decampe.
La porte au fond du bureau s’ouvrit, et Etienne Lamondoy apparut sur le seuil. Son visage etait pensif et il se deplacait avec une lenteur stupefiante. Le directeur et Gorbovski le regarderent avancer sans rien dire, et Gorbovski eut une sensation desagreable au creux de l’estomac. Il n’avait pas encore la moindre idee de ce qui se passait ou venait de se passer, mais il savait deja qu’il n’aurait plus l’occasion d’etre confortablement allonge. Il eteignit son diffuseur.
Etant arrive pres de la table, Lamondoy s’arreta.
— Je crois que je vais vous causer du chagrin, dit-il d’une voix lente et egale. Les « charybdes » n’ont pas tenu. (La tete de Matvei s’enfonca dans ses epaules.) Le front est rompu au nord et au sud. La Vague se propage et son acceleration est de dix metres par seconde. La liaison avec les stations de controle est coupee. J’ai eu le temps de donner l’ordre d’evacuer les equipements de valeur et les archives.
Il se tourna vers Gorbovski :
— Commandant, nous comptons sur vous. Ayez l’amabilite de dire quelle est votre capacite de chargement ?
Sans repondre, Gorbovski regardait Matvei. Les yeux du directeur etaient clos. D caressait distraitement la surface de la table avec ses mains enormes.
— La capacite de chargement ? repeta Gorbovski, et il se leva.
Il s’approcha du tableau de commande du directeur, se baissa vers le microphone de diffusion generale et dit :
— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plait ! Le navigateur Valkenstein et l’ingenieur du bord Dickson doivent regagner immediatement leur vaisseau.
Puis il revint vers Matvei et lui posa la main sur l’epaule.
— Rien de terrible, ami, dit-il. On aura de la place. Donne l’ordre de faire evacuer l’Enfance. Moi, je m’occupe