Alpa intervint :

— On peut toujours plaisanter, mais prenez ce Lamondoy. Le voila qui fonce, tete baissee, vers la realisation de la T-zero. Comme il fallait s’y attendre, la T-zero donne une multitude de ramifications nouvelles. Mais Lamondoy est oblige de couper presque toutes ces ramifications, il est tout simplement oblige de les ignorer. Parce qu’il n’a aucune possibilite d’explorer scrupuleusement les perspectives de chaque ramification. De plus, il est force d’ignorer sciemment des choses notoirement stupefiantes et passionnantes. C’est ce qui s’est passe, par exemple, avec la Vague. Un phenomene inattendu, surprenant et, a mon avis, menacant. Mais, poursuivant son but, Lamondoy a meme accepte le schisme dans son camp. Il s’est fache avec Aristote, il refuse de ravitailler les vaguistes. Il va de plus en plus en profondeur, son probleme en devient de plus en plus etroit. La Vague est restee loin en arriere. Pour lui, ce n’est qu’un obstacle, il ne veut pas en entendre parler. A propos, en ce moment, elle est en train de bruler les semences  …

Le haut-parleur de diffusion generale tonna au-dessus du cosmodrome :

— Arc-en-ciel, Arc-en-ciel, votre attention, s’il vous plait ! Ici le directeur. Je demande au chef de l’equipe d’experimentateurs Gaba de se presenter chez moi avec ses hommes immediatement.

— Des gens heureux, dit Hans. Ils n’ont aucun besoin d’ulmotrons.

— Ils ont assez de leurs propres soucis, dit Banine. Une fois, j’ai assiste a leur entrainement. Non, je prefere encore etre un faux navigateur  … Et puis, rester deux ans sans faire son metier et entendre chaque jour : « Patientez encore un tout petit peu. Peut-etre demain  … »  …

— Je suis content que vous ayez aborde ce qui se passe a l’arriere, dit Gorbovski. Les « taches blanches » de la science. Cette question me preoccupe, moi aussi. A mon avis, sur nos arrieres ca ne vas pas bien  … Par exemple, la machine du Massachusetts. (Alpa hocha la tete et Gorbovski s’adressa a lui :) Vous devez bien sur vous en souvenir. A present, on en parle rarement. L’ivresse des passions cybernetiques s’est dissipee.

— Je n’arrive pas a me rappeler quoi que ce soit sur la machine du Massachusetts, dit Banine. De quoi s’agit- il ?

— Vous connaissez cette crainte ancienne : la machine devint plus intelligente que l’homme et l’ecrasa  … Il y a un demi-siecle environ, on a mis en marche au Massachusetts le dispositif cybernetique le plus complexe qui ait jamais existe. Avec une vitesse d’operation phenomenale, avec une memoire sans bornes et ainsi de suite  … Cette machine n’a fonctionne qu’exactement quatre minutes. Puis, on l’a debranchee, on a cimente tous les moyens d’acces, on a arrete son alimentation en energie, on l’a minee et on l’a entouree de barbeles. Vous etes libres de me croire ou pas, de veritables barbeles rouilles.

— Mais que s’est-il passe, exactement ? demanda Banine.

— Elle a commence a se comporter, dit Gorbovski.

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus, mais on a tout juste eu le temps de la debrancher.

— Y a-t-il quelqu’un qui comprenne ?

— J’ai parle avec l’un de ses createurs. Il m’a pris par les epaules, m’a regarde dans les yeux et a seulement prononce : « Leonid, c’etait terrifiant. »

— Ca, c’est formidable, dit Hans.

— Bof, dit Banine. Sornettes que tout cela. Ca ne m’interesse pas.

— Moi si, dit Gorbovski. Car on peut la rebrancher. Il est vrai qu’elle est interdite par le Conseil, mais pourquoi ne leverait-on pas l’interdiction ?

Alpa grogna :

— Chaque epoque a ses mechants magiciens et ses revenants.

— A propos des mechants magiciens, enchaina Gorbovski, ca me rappelle immediatement l’incident de la Douzaine du Diable.

Les yeux de Hans brillaient.

— Ah ! bien sur, l’incident de la Douzaine du Diable ! dit Banine. Treize fanatiques  … Au fait, ou sont-il maintenant ?

— Permettez, permettez, dit Alpa. Ce sont ces savants qui se sont raccordes a des machines ? Mais ils ont peri.

— C’est ce qu’on dit, confirma Gorbovski. Cependant, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Un precedent a ete cree.

— Et alors, dit Banine. On les traite de fanatiques, neanmoins il me semble qu’ils ont quelque chose de fascinant. Se debarrasser de toutes ses faiblesses, passions, explosions d’emotivite  … L’intellect nu, plus des possibilites illimitees de perfectionnement de son organisme. Le chercheur qui n’a pas besoin d’appareils, qui se sert d’appareil a lui-meme, d’appareil qui se transporte lui-meme. Et aucune file d’attente pour les ulmotrons  …. Je m’imagine parfaitement bien ca. Un homme-flyer, un homme-reacteur, un homme-laboratoire. Invulnerable, immortel  …

— Je vous demande pardon, mais ce n’est plus un homme, grogna Alpa. C’est la machine du Massachusetts.

— Comment ont-ils pu mourir puisqu’ils etaient immortels ? demanda Hans.

— Ils se sont autodetruits, dit Gorbovski. Apparemment, il n’est pas tres gai d’etre un homme- laboratoire.

De derriere les vehicules apparut un homme au visage cramoisi par l’effort, le cylindre d’un ulmotron sur son epaule. Banine bondit de sa caisse et courut l’aider. Gorbovski les regardait pensivement charger l’ulmotron dans l’helicoptere. L’homme cramoisi se plaignait :

— Deja on n’en donne qu’un au lieu de trois. De plus, on perd la moitie de la journee. Et il faut encore prouver qu’on y a droit ! On ne vous croit pas ! Vous vous rendez compte : on ne vous croit pas ! On ne vous croit pas !

Lorsque Banine revint, Alpa dit :

— Tout ceci a l’air bien fantastique. Si vous etes interesse par l’arriere, faites tres attention a la Vague. Chaque semaine on effectue une nouvelle transportation-zero. Et chaque transportation-zero declenche la Vague. Une petite ou une grande eruption. Et c’est d’une facon dilettante qu’on s’occupe de la Vague. Esperons que ca ne tournera pas a une deuxieme machine du Massachusetts, seulement sans interrupteur, celle-ci. Camille — vous connaissez Camille ? — la considere comme un phenomene d’echelle planetaire, mais ses arguments sont peu intelligibles. Il est tres difficile de travailler avec lui.

— A propos, dit Hans, vous connaissez le point de vue de Camille sur l’avenir ? Il considere que l’engouement actuel pour la science est une sorte de reconnaissance envers l’abondance ; qu’il est du a l’inertie de l’epoque reculee ou la faculte d’apprehender logiquement le monde etait l’unique espoir de l’humanite. Voila ce qu’il dit : « L’humanite se trouve a la veille d’un schisme. Les emotionnistes et les logiciens — apparemment, il parle des gens de l’art et des gens de la science — deviennent etrangers les uns aux autres, ne se comprennent plus et n’ont plus besoin les uns des autres. Un homme nait emotionniste ou logicien. C’est inne. Et le temps viendra ou l’humanite se scindera en deux societes aussi etrangeres l’une a l’autre que nous sommes etrangers aux leonidiens  … »

— Ah ! dit Banine. Quelle sottise. De quel schisme parlez-vous ? Et que deviendra la-dedans l’homme ordinaire ? Si ca se trouve, Pagava regarde le nouveau tableau de Soord comme une vache regarde passer un train, tandis que Soord, probable ment, ne comprend pas pourquoi Pagava existe et, la, il n’y a rien a faire : l’un est un logicien et l’autre un emotionniste. Mais moi ? Oui, je suis un scientifique. Oui, les trois quarts de mon temps et les trois quarts de mon energie nerveuse vont a la science. Seulement, je ne peux pas non plus vivre sans art ! En ce moment, par exemple, le diffuseur de quelqu’un est en train de jouer, et je me sens tres bien. Je m’en serais passe, cependant je me sens beaucoup mieux avec le diffuseur  … Alors, je vous demande comment je vais pouvoir me scinder en deux ?

— J’ai pense a la meme chose, dit Hans. Pourtant il disait que primo : le genie de notre siecle, c’est l’homme ordinaire de l’avenir et, secundo, qu’il n’existe pas un homme ordinaire, mais deux : l’emo-tionniste et le logicien. En tout cas, c’est ainsi que j’ai compris ses paroles.

— Je t’admire, dit Banine. A mon avis, quand on ecoute Camille, on ne comprend rien du tout.

— Peut-etre etait-ce un nouveau paradoxe de Camille ? dit Gorbovski, meditatif. Il aime les paradoxes. Remarquez que pour un paradoxe ce raisonnement est trop rectiligne.

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