besoins. Et je ne parle meme pas du fait que les interets des producteurs d’equipement sont loin de toujours coincider avec les interets des consommateurs.

— Un cercle vicieux, dit Banine. Nos economistes ont loupe ca.

— Les economistes sont aussi des chercheurs, protesta Alpa. Eux aussi, ils ont affaire a des avalanches de problemes. Et puisque nous en parlons, voici un curieux paradoxe qui ces temps-ci me captive beaucoup. Prenez la T-zero. C’est un probleme jeune, fructueux et tres riche en perspectives. Puisqu’il est fructueux, Lamondoy recoit, de droit, des fournitures materielles et energetiques immenses. Pour ne pas perdre ces fournitures, Lamondoy est oblige de foncer sans arret en avant, de plus en plus vite, de plus en plus en profondeur et avec un champ de plus en plus  … retreci. Et plus il va vite et en profondeur, plus il a besoin de choses et plus il en manque ; et cela jusqu’a ce qu’il commence, enfin, a se freiner lui-meme. Regardez cette file d’attente. Quarante personnes sont la en train de perdre un temps precieux. Un tiers de tous les chercheurs de l’Arc-en-ciel perdent leur temps, leur influx nerveux et leur vitesse de raisonnement ! Tandis que les deux autres tiers sont assis, les mains croisees, dans des laboratoires et ne pensent qu’a une chose : les apporteront-ils ou ne les apporteront-ils pas ? N’est-ce pas de l’autofreinage ? L’envie de preserver l’afflux des ressources materielles engendre la precipitation, la precipitation provoque une croissance disproportionnee des besoins, et le resultat, c’est un autofreinage.

Alpa se tut et se mit a vider sa pipe. Une « taupe » se propulsa hors de l’amoncellement de vehicules, les bousculant a droite et a gauche. A la fenetre de sa cabine absurdement haute apparaissait le couvercle d’un ulmotron flambant neuf. Passant devant les faux pilotes stellaires, le conducteur agita le bras.

— Je voudrais bien savoir quel besoin les trappeurs ont d’un ulmotron, marmonna Hans.

Personne ne repondit. Tout le monde suivait des yeux la « taupe » dont l’arriere etait orne du signe de reconnaissance des trappeurs : un heptagone noir peint sur un ecran rouge.

— Quand meme, a mon avis, c’est les economistes qui sont a blamer, dit Banine. Il fallait prevoir. Il y a vingt ans, il aurait fallu donner aux ecoles une direction susceptible de fournir un effectif suffisant pour repondre aux besoins de la science.

— Je ne sais pas, je ne sais pas, dit Alpa. Un tel processus est-il planifiable en general ? Nous ne savons pas grand-chose, mais il se peut qu’il soit tout bonnement impossible d’etablir un equilibre entre le potentiel mental des chercheurs et les possibilites materielles de l’humanite. En gros, il y aura toujours plus d’idees que d’ulmotrons.

— Ca, c’est encore a prouver, dit Banine.

— Mais je n’ai pas dit que c’etait prouve. Je n’ai fait que supposer.

— Cette supposition est vicieuse, declara Banine, qui commencait a s’emporter. Elle affirme la perennite de la crise ! C’est une impasse !

— Pourquoi donc une impasse ? dit tout bas Gorbovski. Au contraire.

Banine ne l’ecoutait pas.

— Il faut sortir de la crise ! disait-il. Il faut chercher des issues ! Et l’issue ne se trouve certainement pas dans des suppositions pessimistes, ca, c’est sur !

— Pourquoi pessimistes ? demanda Gorbovski, sans que personne ne lui prete attention.

— On ne peut pas refuser le principe fondamental de la distribution, disait Banine. Ce serait tout simplement malhonnete par rapport aux meilleurs travailleurs. Vous, pendant vingt ans, vous allez macher et remacher un seul petit probleme sans grande importance, mais vous allez recevoir autant d’energie que, par exemple, Lamondoy. C’est absurde ! Alors, est-ce une solution ? Non, ce n’en est pas une. Et vous-meme, en voyez-vous une ? Ou vous bornez-vous a de froides constatations ?

— Je suis un vieux savant et un veil homme, dit Alpa. Toute ma vie, je me suis occupe de physique. U est vrai que je n’ai pas fait grand-chose, je suis un chercheur moyen ; mais il ne s’agit pas de ca. Au mepris de toutes les theories nouvelles, je suis convaincu que le sens de la vie humaine, c’est l’acquisition du savoir scientifique. Et, decidement, je ressens de l’amertume a voir que de notre temps des milliards de gens se tiennent a l’ecart de la science, qu’ils cherchent leur vocation dans ce contact sentimental avec la nature qu’ils appellent « l’art », qu’ils se satisfont de glisser sur la surface des phenomenes et appellent cette glissade « la perception esthetique ». Moi, je crois que l’histoire elle-meme a prevu la separation de l’humanite en trois groupes : soldats de la science, educateurs et medecins, qui, d’ailleurs, sont aussi des soldats de la science. Actuellement, la science subit une periode d’insuffisance materielle, et en meme temps, des milliards de gens gribouillent des dessins, riment des mots  … en bref, creent des impressions. Tandis que parmi eux existe une quantite de travailleurs magnifiques en puissance. Energiques, spirituels, avec une capacite de travail incroyable.

— Allons, allons ! dit Banine.

Alpa se tut et se mit a bourrer sa pipe.

— Permettez-moi de poursuivre votre pensee, dit Gorbovski. Je vois que vous ne vous y decidez pas.

— Essayez, dit Alpa.

— Ce serait bien d’embarquer tous ces peintres et poetes dans des camps educatifs, de confisquer leurs pinceaux et plumes d’oie, de les obliger a suivre des cours acceleres et de les forcer a construire pour les soldats de la science de nouvelles U-chaines, assembler des tau-tracteurs, faire couler des prismes ergochrones  …

— Quel galimatias ! dit Banine, decu.

— Oui, c’est du galimatias, confirma Alpa. Mais nos pensees ne dependent pas de nos sympathies ou antipathies. Cette pensee m’est profondement deplaisante, elle va jusqu’a me faire peur, pourtant je ne suis pas le seul a l’avoir concue.

— C’est une pensee sterile, dit paresseusement Gorbovski, regardant le ciel. Une tentative pour resoudre la contradiction entre le potentiel mental et le potentiel materiel de l’humanite tout entiere. Elle amene une autre contradiction, vieille et banale, celle qui existe entre la logique de la machine et le svsteme de la morale et de l’education. Dans cette « 

confrontation-la, la logique de la machine essuie toujours un echec.

Alpa opina et s’enveloppa de volutes de fumee. Hans prononca pensivement :

— C’est une pensee plutot terrifiante. Vous vous rappelez « le projet des dix » ? Quand on a propose au Conseil de verser a la science une partie de l’energie du Fonds d’abondance  … De demander a l’humanite de se serrer la ceinture, au nom de la science pure, dans le domaine de ses besoins elementaires. Vous vous souvenez de ce slogan : « Les savants sont prets a avoir faim » ?

Banine enchaina :

— A l’epoque, Yamakava s’est leve et a dit : « Les six milliards d’enfants, eux, n’y sont pas prets. Pas plus que vous n’etes prets a elaborer des projets sociaux. »

— Moi non plus, je n’aime pas les monstres de cruaute, dit Gorbovski.

— Il n’y a pas longtemps, j’ai lu le livre de Lorentz, dit Hans. Les gens et les problemes  … Vous l’avez lu ?

— Oui, dit Gorbovski.

Alpa secoua negativement la tete.

— Un bon livre, n’est-ce pas ? Il y a une idee qui m’a frappe. U est vrai que Lorentz ne s’y attarde pas, il la mentionne incidemment.

— Et alors ? dit Banine.

— Je me souviens, j’ai passe toute une nuit a y reflechir. On manqait d’equipement, on attendait qu’on nous en livre, vous connaissez ce sempiternel enervement. Et voila a quelle conclusion j’ai abouti. Lorentz evoque la selection naturelle dans la science. Quels facteurs determinent la priorite des tendances scientifiques maintenant que la science n’a plus ou presque plus d’influence sur le bien-etre materiel ?

— Et alors ? dit Banine.

— Voila a quelle conclusion j’ai abouti. Un certain temps s’ecoulera, et les recherches scientifiques qui paraissaient les plus fructueuses absorberont tout le ravitaillement materiel, s’approfondiront demesurement, tandis que les autres tendances s’effaceront d’elles-memes. Toute la science ne comportera alors que deux ou trois tendances qui ne seront comprehensibles que pour des lumieres. Vous me suivez ?

— Ah, balivernes que tout cela ! dit Banine.

— Pourquoi des balivernes ? demanda Hans, vexe. Les faits sont la. Des centaines de milliers de tendances existent actuellement dans la science. Des milliers de gens travaillent dans chacune de ces tendances. Personnellement, je connais quatre groupes de chercheurs qui, a cause d’echecs systematiques, ont abandonne leur travail et sont entres dans d’autres groupes qui reussissaient mieux. Moi-meme, c’est ce que j’ai fait deux fois  …

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