— Qu’en dites-vous, Valentin Petrovitch ? s’ecria le faux navigateur. Des imposteurs, ah ?
— J’ai l’impression, dit pensivement Gorbovski, que je ne pourrai pas monter a bord de mon propre vaisseau.
— Consideration tres juste, dit la jeune fille au foulard. Mais plus toute nouvelle.
Le navigateur avanca resolument, mais la, le « percheron » de droite bougea un peu vers la gauche, la « diligence » noire et jaune de gauche vira un peu a droite, et juste devant, lui barrant le chemin du sas sacro-saint, en un soudain rictus, les machoires de la « taupe » remuerent mechamment, crachant quelques mottes de terre.
— Valentin Petrovitch ! s’ecria le faux navigateur avec indignation. Je ne puis garantir le bon depart du vaisseau dans ces conditions !
— On a deja entendu ca ! dit tristement le conducteur de la « diligence ».
La voix claire et gaie prononca :
— Ca, un navigateur ? C’est a mourir d’ennui. Vous vous rappelez le deuxieme navigateur, lui au moins il nous a divertis pour de bon ! U fallait voir comment il retroussait son maillot de corps et montrait ses cicatrices dues a des meteorites !
— Non, le premier etait meilleur, dit le conducteur de la « taupe », en se retournant.
— Oui, il etait bien, confirma la jeune fille au foulard. Vous vous souvenez de la maniere dont il marchait entre les vehicules, tenant devant ses yeux une photo et repetant, d’un ton tellement plaintif : « Ma petite Gaua, Galia ! Ma chere Galia ! Dieu que tu es loin, Galia, de ton village natal ! »
Le faux navigateur, baissant la tete avec affliction, detachait les mottes de terre des machoires brillantes de la « taupe ».
— Et vous, que dites-vous ? demanda le conducteur de la « diligence » a Gorbovski. Pourquoi vous taisez- vous ? U faut dire quelque chose … Quelque chose de convaincant.
Tous attendaient, pleins de curiosite.
— En principe, j’aurais pu passer par la trappe des passagers, dit pensivement Gorbovski.
Le faux navigateur releva les yeux avec espoir et le regarda.
— Non, vous n’auriez pas pu, dit le conducteur en secouant la tete. Elle est fermee de l’interieur.
Dans le silence qui suivit retentit avec nettete la voix de Kaneko :
— Monsieur Prozorovski, comprenez bien, je ne peux pas vous donner dix jeux !
— Comprenez-moi a votre tour, monsieur Kaneko ! Nous avons une commande de dix jeux. Comment puis-je partir si je n’en ai que six ?
Quelqu’un intervint :
— Prenez-les, Prozorovski, prenez-les … Prenez les six en attendant. Dans une semaine, nous aurons libere quatre autres jeux et je vous les enverrai.
La jeune fille au foulard dit :
— J’ai vraiment pitie de Prozorovski. Iis ont seize schemas qui fonctionnent sur ulmotrons !
— Oui, c’est une veritable misere, soupira le conducteur de la « diligence ».
— Et nous, on en a cinq, dit le faux navigateur, accable. Cinq schemas et un seul ulmotron. Qu’est-ce que ca leur aurait coute, d’en apporter, mettons, deux cents ?
— Nous aurions pu en apporter deux cents, meme trois cents, dit Gorbovski. Mais maintenant tout le monde a besoin d’ulmotrons. Sur la Terre on a mis en route six nouvelles U-chaines …
— U-chaine ! dit la jeune fille au foulard. Facile a dire ! Vous avez une idee de la technologie d’un ulmotron ?
— Tres generale.
— Soixante kilos d’ultra-microelements … Montage a la main, ecart maximum autorise : un demi-
micron … D’autre part, quel homme qui se respecte accepterait d’etre monteur ? Vous, par exemple, vous accepteriez ?
— On fait appel a des volontaires, dit Gorbovski.
— Ah ! fit le conducteur de la « taupe », ec?ure. La semaine de l’assistance aux physiciens !
— Eh bien, Valentin Petrovitch, dit le faux navigateur, avec un sourire honteux, apparemment, on ne nous laissera pas monter.
— Je m’appelle Leonid Andreievitch, dit Gorbovski.
— Et moi, Hans, avoua le faux navigateur, penaud. Venez vous asseoir sur les caisses. Et si jamais quelque chose se passe …
La jeune fille au foulard agita le bras dans leur direction. Ils sortirent de l’entassement des vehicules et s’assirent sur les caisses a cote d’autres faux pilotes interstellaires. Un silence compatissant et ironique les accueillit.
Gorbovski palpa le dessus d’une caisse. Le plastique etait rugueux et dur. Sous le soleil, il faisait chaud. Gorbovski n’avait rigoureusement rien a faire, mais, comme d’habitude, il eut terriblement envie de connaitre ces gens, d’apprendre ce qu’ils faisaient dans la vie, comment ils en etaient arrives la et, en general, ce qui se passait. U rassembla quelques caisses, demanda : « Puis-je m’allonger ? », s’allongea et fixa pres de sa tete un micro- conditionneur d’air. Puis il brancha son diffuseur.
— Je m’appelle Gorbovski, se presenta-t-il. Leonid. J’etais le commandant de ce vaisseau.
— Moi aussi, j’etais le commandant de ce vaisseau, annonca lugubrement un homme corpulent au visage sombre, assis a sa droite. Je m’appelle Alpa.
— Et moi, je m’appelle Banine, declara un jeune homme mince, torse nu et coiffe d’un panama blanc. J’ai ete et je reste un navigateur. En tout cas, jusqu’a ce que je recoive un ulmotron.
— Hans, dit brievement le faux Valkenstein, s’etant installe sur l’herbe, le plus pres possible du micro- conditionneur d’air.
Apparemment, le troisieme faux navigateur ne les entendait pas. Assis, leur tournant le dos, il inscrivait quelque chose dans un bloc-notes pose sur ses genoux.
Un long « guepard » sortit de l’amoncellement des vehicules. La portiere s’entrouvrit, et des emballages vides d’ulmotrons en tomberent, puis le « guepard » disparut dans la steppe.
— Prozorovski, dit Banine d’un ton envieux.
— Oui, dit amerement Alpa. Prozorovski n’est pas oblige de mentir. Il est le bras droit de Lamondoy. (Il poussa un profond soupir.) Je n’ai jamais menti de ma vie. Je ne supporte pas de mentir. Et maintenant, j’ai mauvaise conscience.
Banine dit d’un air entendu :
— Si un homme commence a mentir sans qu’il en ait la moindre envie, c’est que quelque chose s’est deregle quelque part. Un effet secondaire complexe.
— Tout est dans le systeme, dit Hans. Tout est dans la directive initiale : celui qui reussit le mieux obtient le plus.
— Alors proposez une autre directive, dit Gorbovski. Si tu ne reussis en rien, tiens, prends un ulmotron. Si tu reussis, reste assis sur des caisses …
— Oui, dit Alpa. C’est je ne sais quel epouvantable relachement. A-t-on jamais entendu parler de files d’attente pour recevoir de l’equipement ? Ou de l’energie ? Tu deposais ta demande, on te fournissait ce que tu voulais … Tu ne t’occupais meme pas d’ou ca venait. C’est-a-dire, intuitivement, tu comprenais qu’il y avait un tas de gens qui travaillaient avec plaisir au ravitaillement materiel de la science. A propos, c’est effectivement un travail tres interessant. Je me rappelle qu’apres avoir termine l’Ecole, je me suis passionne pour la rationalisation du montage des schemas neutrino. Maintenant, on ne s’en souvient plus, mais a l’epoque c’etait une methode tres a la mode : l’analyse neutrino. (Il sortit de sa poche une pipe noircie et la bourra avec des gestes lents et surs. Tout le monde le regardait avec curiosite.) On sait tres bien que la proportion des consommateurs et des producteurs d’equipement n’a pas change sensiblement depuis. Mais, apparemment, les besoins ont fait un bond monstrueux. Selon toute evidence, un chercheur moyen a besoin actuellement de vingt fois plus d’energie et d’equipement que de mon temps. (Il aspira profondement ; sa pipe siffla.) Cet etat de choses est explicable.
Depuis des siecles, on considere que seul le probleme qui engendre une avalanche d’idees nouvelles merite la plus grande attention. Ce n’est que logique, impossible de faire autrement. Mais si le probleme de base se trouve au niveau subelectroni-que et n’exige, mettons, qu’une unite d’equipement, chacun des problemes subsequents descend au moins d’un etage et exige deja dix unites. Une avalanche de problemes provoque une avalanche de