vais vous dire : je n’aurais jamais pense que vous ne buviez pas de vin ! Ah ! vous ne buvez pas de vins locaux ?
« Leonid, j’ai mille questions a te poser … Je ne sais pas par laquelle commencer, et dans une minute je ne serai plus un homme, mais un administrateur enrage. Vous n’avez jamais vu un administrateur enrage ? Vous allez en voir un. Je vais juger, chatier, distribuer des faveurs ! Je vais regner, ayant prealablement divise ! A present, je comprends quelle vie de chien menaient les rois et tous les empereurs-dictateurs ! Ecoutez, mes amis, je vous en prie, ne partez pas ! Je vais me tuer au travail, et vous, restez assis et plaignez-moi. Ici, personne ne me plaint … Vous etes bien, non ? Je vais ouvrir la fenetre, ca nous fera un peu d’air … Leonid, tu ne t’imagines pas … Marc, vous pouvez vous mettre a l’ombre. Je disais, donc, Leonid, te rends-tu compte de ce qui se passe ici ? L’Arc-en-ciel a contracte la rage, et ca fait deux ans que ca dure. »
Il s’ecroula devant son tableau de commande dans le fauteuil qui gemit aussitot. Enorme, bronze a outrance, ebouriffe, la moustache en avant comme celle d’un chat, il deboutonna sa chemise jusqu’au ventre et regarda avec plaisir par-dessus son epaule les pilotes interstellaires qui sirotaient sagement avec des pailles leurs jus glaces. Sa moustache bougea et il faillit ouvrir la bouche, mais a ce moment, sur l’un des six ecrans du tableau de commande apparut une jolie femme mince aux yeux pleins de ranc?ur.
— Monsieur le directeur, dit-elle tres serieusement. Je m’appelle Haggerton, peut-etre ne vous sou venez- vous pas de moi. Je me suis adressee a vous au sujet de la barriere de rayons sur la montagne d’Albatre. Les physiciens refusent de l’enlever.
— Comment ca, ils refusent ?
— J’en ai parle a Rodrigos ; je crois que c’est lui qui est le zeroiste en chef la-bas ? Il a declare que vous n’aviez pas le droit de vous meler de leur travail.
— Ils se payent votre tete, Helen ! dit Matvei. Rodrigos est zeroiste en chef comme moi je suis une timide violette. C’est un servomecanicien et il en sait moins que vous sur les problemes-zero. Je m’en occupe immediatement.
— S’il vous plait, nous vous en prions instamment …
Tout en secouant la tete, le directeur tourna un commutateur.
— Montagne d’Albatre ! hurla-t-il. Passez-moi Pagava !
— Je t’ecoute, Matvei.
— Chota ? Je te salue, mon tres cher ami ! Pourquoi n’enleves-tu pas la barriere ?
— Je l’ai enlevee. Qui dit que je ne l’ai pas enlevee ?
— Ah, c’est parfait. Dis a Rodrigos d’arreter de faire tourner les gens en bourrique, sinon je le convoque chez moi ! Dis-lui que je me souviens tres bien de lui. Comment va votre Vague ?
— Tu comprends … (Chota se tut un moment.) C’est une Vague interessante. Pas assez de temps pour t’en parler maintenant, je le ferai plus tard.
— Eh bien ! bonne chance !
S’affalant sur l’accoudoir, Matvei se tourna vers les pilotes interstellaires.
— A propos, Leonid ! s’ecria-t-il. Ca tombe on ne peut mieux ! Que dit-on chez vous de la Vague ?
— Ou, chez nous ? demanda avec sang-froid Gorbovski et il aspira avec la paille. Sur le Tariel ?
— Toi, par exemple, que penses-tu de la Vague ?
Gorbovski reflechit.
— Je n’en pense rien, dit-il. Marc, toi, peut-etre ? questionna-t-il en jetant un regard indecis sur son navigateur.
Marc etait assis, tres droit, avec une raideur toute officielle, son verre a la main.
— Si je ne me trompe pas, dit-il, la Vague est un certain processus lie a la transportation-zero. Je connais mal le sujet. Bien sur, comme tout pilote interstellaire, la transportation-zero m’interesse. (La, il salua legerement le directeur.) Mais sur la Terre on n’accorde pas une grande importance aux problemes-zero. A mon avis, pour des disconti-nuistes terrestres c’est un probleme trop reduit dont la signification releve manifestement des techniques appliquees.
Le directeur emit un rire sardonique.
— Qu’est-ce que tu en dis, Leonid ? Un probleme trop reduit ! Oui, je vois que vous etes trop loin de notre Arc-en-ciel, et tout ce qui se passe chez nous vous semble trop petit. Cher Marc, le probleme trop reduit en question bourre ma vie a craquer ; pourtant je ne suis meme pas un zeroiste ! Je suis extenue, mes amis ! Avant- hier, dans le bureau ou vous etes, j’ai separe de mes propres mains Lamondoy et Aristote, et maintenant je regarde mes mains (il tendit devant lui ses bras bronzes et puissants) et, parole d’honneur, je m’etonne de n’y voir ni morsures, ni eraflures. Pendant ce temps, sous les fenetres vociferaient deux foules. L’une tonnait : « La Vague ! La Vague ! » et l’autre hurlait : « La T-zero ! » Vous croyez que c’etait un debat scientifique ? Eh bien, non ! Ca avait tout l’air d’une antique chamaillerie de voisins dans un appartement collectif a propos de l’electricite ! Vous vous rappelez ce livre drole, bien que, j’avoue, pas tout a fait comprehensible, ou l’on a donne les verges a quelqu’un qui n’eteignait pas la lumiere dans les toilettes ? Le Bouc d’or ou L’Ane d’or ? … Eh bien, Aristote et sa bande essayaient de donner les verges a Lamondoy et sa bande parce qu’ils avaient mis la main sur toute la reserve d’energie … Par Arc-en-ciel ! Il y a un an encore Aristote se promenait bras dessus bras dessous avec Lamondoy ! Pour un zeroiste, un autre zeroiste etait un ami, un camarade et un frere. Personne ne pouvait s’imaginer que l’engouement de Forster pour la Vague scinderait la planete en deux !
« Dans quel monde je vis ! Tout manque : l’energie manque, les appareils manquent, on se bat pour chaque blanc-bec de laborantin ! Les gens de Lamondoy volent de l’energie, les gens d’Aristote donnent la chasse aux « exterieurs », ces malheureux touristes qui viennent ici pour se reposer ou pour ecrire quelque chose de gentil sur l’Arc-en-ciel, puis essaient de les enroler ! Le Conseil, le Conseil ! s’est transforme en un organisme de conflits ! J’ai demande qu’on m’expedie Le Droit Romain … Ces derniers temps je ne lis que des romans historiques. Par Arc- en-ciel ! Bientot, je m’organiserai ici une police et une cour d’assises. Je suis en train de m’habituer a une terminologie nouvelle, absolument barbare. Hier, j’ai traite Lamondoy de defenseur et Aristote de plaignant. Je prononce sans trebucher des mots comme jurisprudence et Polizeipraesi-dium … »
Un des ecrans s’eclaira. Apparurent deux fillettes aux joues rondes, agees d’environ dix ans. L’une portait une robe rose, l’autre une bleue.
— Bon, c’est toi qui parles ! prononca la rose a mi-voix.
— Pourquoi moi, puisque nous avions decide que ce serait toi …
— Nous avions decide que ce serait toi !
— Vilaine ! Bonjour, Matvei Semionovitch.
— Sergueievitch !..
— Matvei Sergueievitch, bonjour !
— Bonjour, mes petites, dit le directeur. (Son visage laissait voir qu’il avait oublie une chose et qu’on etait en train de la lui rappeler.) Bonjour, mes poussins ! Bonjour, mes petites souris !
La rose et la bleue piquerent ensemble un fard.
— Matvei Sergueievitch, nous vous invitons a L’Enfance pour notre fete estivale.
— Aujourd’hui, a midi !
— A onze heures !
— Non, a midi !
— Je viendrai ! cria le directeur, extasie. Je viendrai sans faute ! Et a onze heures et a midi !
Gorbovski termina son verre, s’en versa un nouveau, puis s’allongea dans le fauteuil, etalant ses jambes et posant le verre sur sa poitrine. Il se sentait bien, tres bien.
— Moi aussi, je vais aller a L’Enfance, declara-t-il. Je n’ai rigoureusement rien a faire. Et la, je prononcerai un discours. De ma vie, je n’ai jamais prononce de discours et j’ai terriblement envie d’essayer.
— L’Enfance ! (Le directeur s’affala de nouveau sur l’accoudoir.) L’Enfance est l’unique endroit ou l’ordre prevaut. Les enfants sont un peuple merveilleux ! Ils comprennent parfaitement ce que signifie : « C’est interdit » … On ne peut pas en dire autant de nos zeroistes, oh non ! L’annee derniere, ils ont mange deux millions de megawatts heure ! Cette annee, deja quinze, et ils ont depose des commandes pour encore soixante. Le malheur c’est qu’ils refusent categoriquement d’apprendre l’expression « c’est interdit » …
— Nous non plus, nous ne connaissions pas cette expression, releva Marc.
— Mon cher Marc. Vous et moi, nous avons vecu a la bonne epoque. C’etait le moment ou la physique etait en crise. Nous n’avions pas besoin de plus que ce qu’on nous donnait. Pour quoi faire, d’ailleurs ? Qu’avions-nous