J’aurais prefere, un jour pareil, des nuages bas et de la grisaille. J’aurais prefere de la brume ou un brouillard bien enveloppant, le genre de brouillard qui fait degouliner les mats dans le port du Site n°1 et tire de son sommeil la corne de brume du phare. J’aurais prefere le grand vent de mer qui souffle du ventre froid des oceans du sud, chassant devant lui les iles mobiles et leurs troupeaux de dauphins jusqu’a ce qu’ils trouvent refuge sous le vent de nos atolls ou de quelque pic rocheux.
N’importe quoi plutot que cette chaude journee de printemps, ou le soleil suit sa course dans un ciel si bleu qu’il me donne envie de me mettre a courir, de faire de grands bonds et de me rouler dans l’herbe tendre comme nous l’avons fait naguere, Siri et moi, a cet endroit precis.
Oui, c’etait exactement a cet endroit. Je m’arrete pour regarder autour de moi. Les capillaires se couchent et ondulent comme la fourrure d’une enorme bete tandis que la brise salee souffle du sud. Je mets ma main en visiere sur mon front pour scruter l’horizon, ou je ne percois pas le moindre mouvement. Au-dela des recifs volcaniques, la mer commence a s’agiter et la houle se souleve nerveusement en moutons.
— Siri…
J’ai murmure son nom sans le vouloir. Cent metres plus loin, sur la pente, la foule s’arrete pour me regarder et retient sa respiration collective. La procession s’etend sur plus d’un kilometre, jusqu’aux premieres maisons blanches de la cite. J’apercois aux premiers rangs le crane grisonnant et degarni de mon plus jeune fils. Il porte la robe bleu et or de l’Hegemonie. Je sais que je devrais l’attendre, pour marcher a ses cotes, mais il serait incapable, tout comme les autres membres ages du Conseil, de suivre le rythme de mes jeunes jambes aguerries par l’entrainement et la vie a bord du vaisseau. La bienseance exigerait normalement que je reste a ses cotes, avec ma petite-fille Lira et mon petit-fils age de neuf ans.
Mais au diable la bienseance. Au diable tout le monde.
Je tourne les talons et continue d’escalader la colline escarpee. Ma chemise de coton commence a etre trempee de sueur. J’atteins la crete et j’apercois la sepulture.
Le tombeau de Siri.
Je me fige sur place. Le vent me glace malgre la chaleur du soleil qui jette des eclats sur la pierre blanche immaculee du mausolee silencieux. L’herbe est haute autour de l’entree scellee de la crypte. Des alignements d’oriflammes de fete, aux couleurs passees, sur leurs hampes d’ebene, bordent l’etroite allee de gravier.
En hesitant, je fais le tour du monument et je m’approche du bord de la falaise, quelques metres plus loin. Les capillaires ont ete pietines par d’irreverencieux pique-niqueurs aux endroits ou ils ont etale leurs couvertures. Il y a plusieurs foyers delimites par des galets a la rondeur et a la blancheur parfaites, preleves a cet effet sur les bordures de l’allee.
Je ne peux pas m’empecher de sourire. Je connais par c?ur le panorama qui s’etend plus bas. La grande courbe de la rade, avec sa digue naturelle ; les batiments blancs et bas du Site n°1 ; les coques et les mats multicolores des catamarans qui dansent au bout de leurs amarres. Pres de la plage de galets, de l’autre cote de la Maison Commune, une jeune femme en jupe blanche s’avance en direction de l’eau. L’espace d’une seconde, je m’imagine que c’est Siri, et mon c?ur bat violemment dans ma poitrine. Je vais presque agiter les bras vers elle, mais elle ne se tourne meme pas. Je la regarde en silence faire demi-tour et s’eloigner pour se perdre dans l’ombre d’un vieux hangar a bateau.
Plus haut que moi, a quelque distance de la falaise, un pervier aux larges ailes decrit des cercles au-dessus du lagon sur des thermiques ascendants et scrute les bancs mouvants de varech bleu grace a sa vision infrarouge, a la recherche de phoques harpistes ou de torpes.
Je me souviens d’un autre pervier, la premiere nuit ou Siri et moi avons grimpe sur cette colline. La lune jetait des reflets sur ses ailes, et son etrange cri envoutant faisait echo sur la falaise, dechirant les tenebres que percaient les halos de quelques lampadaires du village en contrebas.
Siri avait alors seize ans. Non, meme pas… Et le clair de lune qui effleurait les ailes du rapace faisait aussi briller sa peau nue d’un eclat laiteux, projetant des ombres douces sous les cercles mats de ses seins. Nous levames la tete ensemble d’un air coupable lorsque le cri de l’oiseau troua la nuit, et Siri murmura :
—
— Hein ? demandai-je.
Siri avait presque seize ans, j’en avais dix-neuf, mais elle savait les rythmes lents des livres et les cadences du theatre des etoiles. Moi, je ne connaissais que les etoiles.
— Detends-toi, mon beau Navigant, me dit-elle en m’attirant contre elle. Ce n’est qu’un vieux pervier en chasse. Rien qu’un stupide oiseau. Reviens ici, mon Navigant. Tout pres de moi, Merin.
Le
— Siri…
Cette fois-ci, personne ne m’empeche de murmurer son nom. Au-dessous de moi, plus bas que la crete de la colline et l’ombre du tombeau blanc, la foule s’impatiente. Elle attend que j’ouvre le tombeau, que j’entre et que je me recueille dans le silence vide et glace qui a remplace la chaude presence de Siri. Ils veulent que je lui fasse un dernier adieu afin qu’ils puissent proceder a leurs rites et a leurs ceremonies avant d’ouvrir les portes distrans pour retourner au plus vite dans le Retz et dans l’Hegemonie qui les attend.
Au diable leurs ceremonies. Au diable l’Hegemonie.
J’arrache un petiole au capillaire touffu qui se trouve a cote de moi, je le porte a mes levres et je scrute l’horizon a la recherche du premier signe de migration des iles. Les ombres se profilent dans la lumiere du matin. Il est tres tot. Je vais rester ici encore un moment. Je veux me rappeler.
Je veux me rappeler Siri.
Siri etait pour moi comme un… oiseau, je pense, la premiere fois que je l’ai vue. Elle portait une sorte de masque fait de plumes aux couleurs eclatantes. Quand elle l’a ote pour se joindre au quadrille aux flambeaux, la lumiere de la torche a eclaire les meches auburn de sa chevelure flamboyante. Elle avait les joues rouges d’excitation, et je distinguais, malgre la distance et la foule qui nous separaient, le vert etonnant de ses yeux qui contrastait avec la chaleur d’ete de son visage et de sa chevelure. C’etait pendant la Nuit Festive, naturellement, et les flambeaux dansaient et jetaient des pluies d’etincelles dans la brise piquante venue du large. Le son des flutes jouant sur la digue en l’honneur des iles mouvantes etait presque noye par les bruits du ressac et les claquements des oriflammes. Siri n’avait pas seize ans, mais sa beaute brillait plus que n’importe quel flambeau plante autour de la place remplie de monde. Je me frayai un chemin a travers la foule pour me rapprocher d’elle.
Cela se passait il y a cinq ans pour moi. Pour nous deux, il y a plus de soixante-cinq ans. Mais il me semble que c’etait hier.
Ca ne va pas du tout.
Par ou commencer ?
— Qu’est-ce que tu dirais d’aller tirer un petit coup, gamin ?
Mike Osho, qui venait de parler, etait un homme trapu, au visage poupin, caricature vivante de Bouddha. Et c’etait un dieu pour moi. Nous etions tous des dieux, en fait, dotes d’une longue vie sinon immortels, bien payes sinon tout a fait divins. L’Hegemonie nous avait selectionnes pour faire partie de l’equipage de l’un de ses precieux vaisseaux de spin a saut quantique, aussi comment aurions-nous pu etre moins que des dieux ? Seulement, Mike, le brillant, le changeant, l’irreverencieux Mike Osho, etait un peu plus vieux et un peu plus haut dans le pantheon des Navigants que le tres jeune Merin Aspic.
— Alors la, probabilite zero ! lui repondis-je.
Nous etions en train de nous faire un brin de toilette apres avoir bosse douze heures durant dans l’equipe