La nuit tombait rapidement. Le grain allait peut-etre passer au sud de l’ile, mais ce n’etait pas encore certain. Les vagues rugissaient au pied de la falaise comme un monstre affame. Si j’avais ete sur de savoir retrouver mon chemin tout seul dans la nuit, je serais peut-etre rentre au comptoir de commerce, en laissant la carcasse de Mike Osho nourrir les poissons qui l’attendaient en bas.

— Regarde ce qu’il y a dans mon sac, maintenant, me dit-il.

Il vida par terre quelques cubes de mousse, au milieu desquels il y avait quelques menus bijoux du genre de ceux que j’avais vus dans les boutiques d’artisanat du Vecteur Renaissance. Il sortit egalement un compas a inertie, un crayon laser (que la Securite du vaisseau aurait pu facilement cataloguer comme une arme clandestine), un second costume d’Arlequin (taille pour lui un peu plus large) et le tapis hawking.

— Merde ! Comment est-ce que tu as fait pour passer tout ca sans te faire attraper ? m’exclamai-je de nouveau en caressant des doigts les motifs admirables du vieux tapis.

— Le service des douanes n’est pas tres bien organise, me dit Mike en souriant. Et je doute fort que les autochtones aient un service de reglementation de la circulation aerienne.

— D’accord, mais…

Ma voix se perdit tandis que je l’aidais a derouler le tapis. Il faisait a peine un peu plus d’un metre de large sur deux de long. Sa riche texture avait perdu une partie de ses couleurs avec l’age, mais les fils de commande etaient encore rutilants.

— Ou l’as-tu eu ? demandai-je. Est-ce qu’il marche encore ?

— Sur Garden, me repondit Mike en fourrant mon costume avec le reste de son equipement dans son sac a dos. Oui, il fonctionne parfaitement.

Cela faisait plus d’un siecle que Vladimir Cholokov, emigrant de l’Ancienne Terre, maitre lepidopteriste et ingenieur systeme EM, avait fabrique artisanalement le premier tapis hawking pour sa ravissante jeune niece de la Nouvelle-Terre. La legende pretendait que la niece avait dedaigne son present, mais le jouet avait acquis, avec les annees, une popularite presque ridicule, pas tant aupres des enfants que des adultes fortunes, au point qu’on avait fini par les interdire sur la plupart des mondes de l’Hegemonie. Trop dangereux a manipuler, provoquant un trop grand gaspillage de monofilaments blindes, pratiquement impossibles a diriger dans un espace aerien controle, les tapis hawking etaient devenus des objets de curiosite reserves aux contes pour enfants, aux musees et a un petit nombre de mondes coloniaux.

— Il a du te couter une fortune, murmurai-je.

— Trente marks, me dit Mike en s’installant au centre du tapis. Le vieux marchand de la place du marche de Carvnel etait persuade qu’il n’avait aucune valeur. Ce qui etait le cas… pour lui. Je l’ai ramene a bord, je l’ai revise, recharge, j’ai reprogramme ses plaquettes inertielles, et voila.

Il posa la main a plat sur l’un des motifs complexes, et le tapis se raidit puis s’eleva de quinze centimetres au-dessus de la roche.

Je regardais d’un air peu convaincu. Je balbutiai :

— Suppose qu’il…

— Aucun risque, coupa Mike en tapotant impatiemment le tapis derriere lui. Il est charge a bloc, et je sais m’en servir. Tu vas grimper oui ou merde ? Sinon, ecarte-toi. Il faut prendre l’air avant que ce grain ne se rapproche.

— Mais je ne crois pas que…

— Decide-toi, Merin. Je ne vais pas t’attendre une eternite.

J’hesitai encore une seconde ou deux. Si nous nous faisions prendre en train de quitter l’ile, nos contrats seraient resilies. J’avais choisi d’etre Navigant, et c’etait toute ma vie. J’avais signe pour huit missions sur Alliance-Maui. De plus, je me trouvais maintenant a deux cents annees-lumiere et a cinq ans et demi de voyage de la civilisation. Meme a supposer qu’ils nous ramenent dans l’espace hegemonien, l’aller-retour nous aurait coute onze ans par rapport a nos amis et a notre famille. Le deficit de temps etait irrevocable.

Je grimpai derriere Mike sur le tapis en suspens. Il cala le sac a dos entre nous, me demanda de bien me cramponner et donna un coup sec sur les motifs de vol. Le tapis grimpa a cinq metres au-dessus de la falaise, vira rapidement sur la gauche et fonca au-dessus de l’ocean aux flots menacants. Trois cents metres au-dessous de nous, les vagues bouillonnaient d’une ecume blanchatre dans la penombre grandissante. Mike prit un peu plus d’altitude, et mit le cap au nord.

C’est ainsi que tout un destin se joue en quelques secondes.

Je me souviens d’une conversation avec Siri lors de notre deuxieme reunion. C’etait peu apres la visite de la villa sur la cote de Fevarone. Nous nous promenions sur la plage. Alon etait reste en ville sous la surveillance de Magritte. C’etait aussi bien comme ca. Nous etions plus a l’aise quand le gamin n’etait pas avec nous.

Seules l’indeniable gravite de ses yeux gris et la troublante familiarite-miroir de ses courtes boucles noires et de son nez mutin le reliaient a moi – a nous – dans mon esprit. Cela, et aussi le sourire fugace, presque sardonique, que je surprenais sur sa frimousse chaque fois que Siri le reprimandait. C’etait un sourire amuse, beaucoup trop cynique et tourne vers l’interieur pour etre coutumier d’un enfant de dix ans. Mais je connaissais bien cette mimique. J’aurais cru que ces choses-la s’acqueraient par l’apprentissage, et non par heredite.

— Tu ne sais pas grand-chose, me dit Siri.

Elle pataugeait, pieds nus, dans une flaque laissee par la maree. De temps a autre, elle se baissait pour extirper du sable quelque delicate conque marine, l’inspectait a la recherche d’un defaut et la laissait retomber dans l’eau trouble.

— J’ai recu une formation poussee, repliquai-je.

— Je sais. Je ne doute pas que tu sois tres fort dans ta specialite, mais je dis que tu ne sais pas grand- chose.

Agace, ne sachant quoi repondre, je continuai d’avancer sur la plage, la tete penchee en avant. Je ramassai dans le sable un galet de lave blanchi et le lancai le plus loin possible dans la mer. Des nuages gris s’amoncelaient a l’horizon, a l’est. Je me pris a penser que j’aurais prefere etre a bord de mon vaisseau. J’avais hesite avant de revenir, cette fois-ci, et je m’apercevais maintenant que j’avais commis une erreur. C’etait ma troisieme descente sur Alliance-Maui, et notre deuxieme reunion, comme on disait poetiquement chez elle. Dans cinq mois, j’aurais exactement vingt et un ans standard. Siri avait fete son trente-septieme anniversaire trois semaines plus tot.

— Je suis alle dans un tas d’endroits que tu ne connais meme pas, lui dis-je finalement.

Meme a mes oreilles, cela sonna ridiculement pueril.

— Bravo ! fit Siri en battant gaiement des mains.

L’espace d’une seconde, dans son enthousiasme, j’eus la vision de ma petite Siri, l’autre, celle dont j’avais reve durant les neuf longs mois de ma rotation. Puis la realite s’imposa de nouveau a moi, et j’eus cruellement conscience de ses cheveux courts, des plis flasques de sa nuque et des cordes qui apparaissaient au dos des mains que j’avais tant aimees.

— Tu es alle dans des tas d’endroits que je ne verrai jamais, c’est vrai, poursuivit-elle vivement, d’une voix qui n’avait pas change ou presque. Tu as vu des choses, mon amour, que je ne saurais meme pas imaginer. Tu connais sans doute plus de faits sur l’univers que je ne m’en doute. Mais je dis quand meme que tu ne sais pas grand-chose, mon petit Merin.

— Qu’est-ce que tu racontes, Siri ?

Je m’assis sur une souche a demi enfouie, a la limite du sable mouille, et dressai mes genoux comme une barriere entre nous.

Elle sortit de sa flaque et vint s’accroupir devant moi. Elle me prit les deux mains dans une seule des siennes. Bien que mes doigts fussent beaucoup plus gros et osseux que les siens, je sentis la force qui se degageait de ses mains, une force que j’imaginais etre le resultat de toutes les annees ou je n’avais pas ete la avec elle.

— Il faut avoir vecu pour connaitre vraiment les choses, mon cheri, me dit-elle. J’ai compris cela lorsque j’ai eu Alon. Elever un enfant, cela aide a garder le contact avec le reel.

— Que veux-tu dire ?

Elle detourna les yeux quelques secondes, rejetant machinalement en arriere une meche de cheveux qui tombait sur son front tandis que sa main gauche demeurait fortement crispee sur les miennes.

— Je ne sais pas tres bien, murmura-t-elle d’une voix faible. Je crois que, quand les choses n’ont plus la

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