meme importance, on s’en apercoit. Je ne sais comment exprimer cela… Quand on a passe trente ans de sa vie a cotoyer des etrangers, on se sent moins oppresse en leur presence que lorsqu’on a la moitie de ce nombre d’annees d’experience. On sait ce qu’ils ont probablement a donner, et on va le prendre directement. Et si ce que l’on cherche n’est pas la, on s’en apercoit tres vite et on passe son chemin tranquillement. C’est l’experience des annees qui fait qu’on sait a quoi s’en tenir et de combien de temps on dispose pour apprendre la difference. Tu comprends, Merin ? Est-ce que tu me suis, meme un petit peu ?

— Non.

Elle hocha doucement la tete, en se mordant la levre inferieure. Mais elle ne dit plus rien pendant un bon moment. Au lieu de parler, elle se pencha sur moi pour m’embrasser. Ses levres etaient seches, legerement interrogatrices. J’eus un mouvement de recul, l’espace d’une seconde. Je regardai le ciel, derriere elle. J’avais besoin d’un peu de temps pour reflechir. Mais je sentis sa langue brulante se glisser vigoureusement dans ma bouche, et je fermai les yeux. La maree montait derriere nous. La chaleur de Siri se communiqua a moi lorsqu’elle defit les boutons de ma chemise et me laboura la poitrine de ses ongles aceres. Il y eut entre nous une seconde de neant. Je rouvris les yeux a temps pour la voir degrafer les dernieres attaches de son corsage blanc. Ses seins etaient plus amples que dans mon souvenir. Plus lourds, avec des mamelons plus epais et plus fonces. Le vent froid nous mordit tous les deux jusqu’a ce que je fasse glisser le vetement de ses epaules pour la serrer contre moi. Nous nous laissames glisser sur le sable tiede contre la souche. Je l’attirai plus fort contre moi, en me demandant comment j’avais pu penser qu’elle etait physiquement la plus forte. Sa peau avait un gout sale.

Les mains de Siri m’aiderent. Ses cheveux courts reposaient sur le bois blanchi, le coton blanc et le sable. Mon pouls battait plus fort que les vagues.

— Tu comprends, Merin ? repeta-t-elle en chuchotant quelques secondes plus tard, alors que sa chaleur formait autour de moi un fourreau qui nous reliait.

— Oui, soufflai-je a son oreille.

Mais ce n’etait pas vrai.

Mike entama sa descente vers le Site n°1 a partir de l’est. Le vol nocturne avait dure un peu plus d’une heure, temps que j’avais passe a gemir en m’agrippant pour ne pas tomber du tapis, que je m’attendais a voir se replier d’une seconde a l’autre pour nous precipiter tous les deux dans la mer. Nous avions apercu la premiere ile mobile au bout d’une demi-heure de vol. Elle filait devant la tempete, ses voiles vegetales gonflees. Elle fut suivie de plusieurs autres, remontant de leurs habitats du sud en une procession qui paraissait interminable. Beaucoup d’entre elles etaient brillamment illuminees, decorees de guirlandes de lanternes multicolores et de bannieres de lumiere diaphane et changeante.

— Tu es sur que c’est dans cette direction ? hurlai-je.

— Oui ! cria Mike sans tourner la tete.

Le vent faisait voler ses longs cheveux noirs qui cinglaient mon visage. De temps a autre, Mike consultait sa boussole et corrigeait legerement notre cap. Il aurait sans doute ete plus facile de suivre les iles. Nous en depassames une grande, qui devait faire pres d’un kilometre de long. Je plissai les yeux pour essayer de distinguer quelque chose a sa surface, mais il faisait trop noir. Seul l’eclat phosphorescent de son sillage permettait d’en discerner les contours. Des formes noires evoluaient dans l’ecume laiteuse. Je tapai sur l’epaule de Mike pour les lui montrer.

— Des dauphins ! cria-t-il. C’est a ca que servait cette foutue colonie au debut. Tu ne te souviens pas de la bande de babas, a l’epoque de l’hegire, qui voulait sauver tous les mammiferes des oceans de l’Ancienne Terre ? Ils n’ont pas reussi…

J’aurais voulu lui poser une autre question, mais c’est a ce moment-la que le promontoire et la rade du Site n°1 furent en vue.

J’avais cru que les etoiles brillaient d’un eclat insurpassable au-dessus d’Alliance-Maui. J’avais cru que les iles migrantes offraient un incomparable spectacle de couleurs et de lumieres. Mais le Site n°1, dans l’ecrin de sa rade et de ses collines, etait une balise eclatante qui trouait la nuit. L’intensite de ses lumieres me rappelait un vaisseau-torche que j’avais contemple un jour au moment ou il creait sa propre nova de plasma contre le limbe sombre d’une terne geante gazeuse. La ville consistait en un enorme gateau de miel a cinq niveaux ou se dressaient des batiments blancs illumines par des lanternes douces a l’interieur et par une multitude de torches eclatantes a l’exterieur. La pierre volcanique blanche de l’ile proprement dite semblait briller a la lumiere de la ville. A l’exterieur de celle-ci se pressaient des tentes, des pavillons, des feux de camp et d’immenses buchers qui ne pouvaient servir a rien d’autre que souhaiter la bienvenue aux iles migratrices.

Le port etait rempli d’embarcations de toutes sortes : catamarans qui dansaient au gre de la houle, leurs cloches tintant en haut des mats, peniches ventrues, a fond plat, faites pour se trainer d’un port a l’autre dans les eaux equatoriales peu profondes, mais parees, cette nuit-la, de guirlandes de lumieres, et meme quelques yachts de haute mer, au profil race et fonctionnel comme celui d’un requin. Un phare, pose a l’extreme pointe du promontoire de la rade, projetait son puissant faisceau de lumiere tres loin sur l’ocean, illuminant aussi bien les vagues que l’interieur de l’ile, revenant caresser a intervalles reguliers les bateaux dansant au bout de leurs amarres et la foule bigarree sans cesse en mouvement sur les quais.

Le bruit montait deja jusqu’a nous a deux kilometres de distance. C’etait une rumeur de fete, de cris et de musique, etroitement melee au murmure de la mer. Je percus quelques notes de flute d’une sonate de Bach. Je devais apprendre plus tard qu’il s’agissait d’un concert de bienvenue transmis au moyen d’hydrophones dans le Detroit ou les dauphins dansaient et s’ebattaient au son de la musique.

— Bon Dieu, Mike, comment as-tu fait pour etre au courant de tout ca ? demandai-je.

— J’ai interroge l’ordinateur de bord principal.

Le tapis hawking s’inclina pour prendre son virage a droite, et nous perdimes de vue les navires et le phare. Puis le tapis se dirigea vers le nord du Site n°1, la ou regnait encore l’obscurite.

— Cette fete a lieu chaque annee, m’expliqua Mike, mais ils en celebrent en ce moment le cent cinquantieme anniversaire. Les rejouissances durent depuis trois semaines. Et cela va continuer comme ca encore quinze jours. Il n’y a que cent mille colons en tout sur cette foutue planete, Merin, mais je te parie que la moitie d’entre eux sont ici en train de rigoler.

Il ralentit, commenca prudemment son approche et se posa sur un affleurement rocheux non loin de la plage. Nous avions echappe au grain, mais l’horizon au sud etait encore par intervalles illumine d’eclairs qui rivalisaient avec les lumieres des iles en mouvement. Au-dessus de nous, cependant, les etoiles n’en brillaient pas moins dans un ciel chaud et serein ou la brise apportait des senteurs de vergers en fleurs. Nous repliames le tapis et sortimes nos costumes d’Arlequin. Je vis que Mike glissait dans ses poches le crayon laser et les bijoux.

— Qu’est-ce que tu comptes faire avec ca ? demandai-je tout en dissimulant avec lui sous un gros rocher le sac a dos et le tapis.

— Ca ? fit Mike en agitant sous mon nez un collier achete sur Renaissance. Avec cette babiole, tu pourras peut-etre obtenir quelques faveurs.

— Faveurs ?

— Les faveurs d’une dame, expliqua Mike. Le repos du guerrier spatial. Un p’tit coin pour baiser, si tu preferes.

— Oh !

J’ajustai mon masque et mon bonnet. Les grelots tinterent doucement dans l’obscurite.

— Viens, fit Mike. Il ne faut pas rater ca.

Je hochai gravement la tete et lui emboitai gaillardement le pas. Nos grelots tintaient joyeusement chaque fois que nous escaladions une roche ou que nous sautions par-dessus un buisson, guides par les lumieres de la fete qui nous tendait les bras.

Accroupi en plein soleil, j’attends. Je ne sais pas trop quoi au juste. Je sens dans mon dos la chaleur de la pierre blanche du tombeau qui monte vers moi.

Le tombeau de Siri ?

Il n’y a pas un seul nuage la-haut. Je leve la tete, les yeux plisses, comme si j’allais apercevoir, dans l’eclat aveuglant du ciel, le Los Angeles et la porte distrans en cours d’achevement. Naturellement, je ne vois rien du tout. Une partie de moi-meme sait tres bien qu’ils ne sont pas encore au-dessus de l’horizon. Une partie de moi sait a la seconde pres combien de temps il reste pour que le vaisseau et la porte

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