parviennent au zenith. Mais l’autre partie ne veut pas en entendre parler.

Est-ce que c’est cela qu’il faut faire, Siri ?

Le claquement brusque des oriflammes au bout de leur hampe se fait entendre tandis que le vent se leve. Je percois, sans me retourner, la nervosite de la foule qui attend. Pour la premiere fois depuis ma descente planetaire, qui devait marquer notre sixieme reunion, je suis rempli de chagrin. Ou plutot non, ce n’est pas encore du chagrin, mais une sorte de tristesse qui va bientot se transformer en douleur. Des annees durant, j’ai tenu des conversations silencieuses avec Siri, formulant les questions longtemps a l’avance pour les lui poser un jour, et je prends cruellement conscience que plus jamais nous ne parlerons tranquillement ensemble. Un grand vide est en train de grandir en moi.

Faut-il que j’accepte cela, Siri ?

Je ne recois aucune autre reponse que le murmure grandissant de la foule. Dans quelques minutes, ils m’enverront Donel, mon plus jeune fils encore vivant, ou bien sa fille, Lira, avec son frere, pour me convaincre de continuer la ceremonie. Je me debarrasse de la brindille que je machonnais. Il y a comme une ombre a l’horizon. Ce pourrait etre un nuage, ou bien la premiere des iles, poussee par l’instinct et les vents du nord printaniers a migrer vers les hauts-fonds equatoriaux d’ou elles viennent toutes. Mais quelle importance ?

Est-ce que c’est cela qu’il faut faire, Siri ?

Toujours pas de reponse, et le temps s’amenuise.

Il y avait des moments ou Siri me semblait si ignorante de tout que cela m’ec?urait.

Elle ne savait absolument rien de la vie que je menais lorsque j’etais loin d’elle. Elle posait parfois des questions, mais je me demandais souvent si les reponses l’interessaient reellement. Je passais des heures a essayer de lui expliquer les magnifiques principes physiques qui faisaient fonctionner nos vaisseaux de spin, mais elle ne semblait jamais comprendre. Un jour, apres lui avoir detaille soigneusement les differences entre leurs antiques vaisseaux d’ensemencement et le Los Angeles, je fus sidere de l’entendre me demander pourquoi il avait fallu quatre-vingts ans a ses ancetres pour atteindre Alliance-Maui, alors que je faisais le voyage en cent trente jours. Elle n’avait rien compris du tout.

Les notions qu’elle avait de l’histoire etaient, au mieux, pitoyables. Elle voyait le Retz et l’Hegemonie un peu comme un enfant pouvait considerer le monde imaginaire d’un mythe plaisant mais plutot simpliste. L’indifference qu’elle manifestait me faisait quelquefois veritablement sortir de mes gonds.

Elle connaissait a peu pres tout sur le debut de l’hegire, tout au moins la periode touchant a Alliance-Maui et a ses pionniers, et elle me sortait parfois des histoires ou des legendes ravissantes de candeur archaique. Mais elle ne savait absolument rien des realites post-hegiriennes. Des noms comme Garden, les Extros, Renaissance ou Lusus ne signifiaient pratiquement rien pour elle. Si je mentionnais devant elle Salmud Brevy ou le general Horace Glennon-Height, elle n’avait pas la moindre reaction. Vraiment pas la moindre.

La derniere fois que nous nous sommes reunis, elle avait soixante-dix annees standard. Oui, soixante-dix, et elle n’avait jamais quitte sa planete ni utilise un megatrans. La seule boisson alcoolique a laquelle elle eut goute etait le vin. Jamais elle ne s’etait interfacee avec un empathiseur medical, jamais elle n’avait franchi de porte distrans, ni fume un joint de cannabis, ni pris un seul medicament a base d’ARN. Jamais elle ne s’etait offert une petite manipulation genetique. Jamais elle ne s’etait branchee sur une simstim. Elle n’avait pas vraiment fait d’etudes, ni entendu parler des gnostiques zen ou de l’Eglise gritchteque, ni fait une balade dans un autre vehicule que le vieux glisseur Vikken de la famille.

Elle n’avait jamais fait l’amour avec un autre que moi. C’est du moins ce qu’elle disait, et je la croyais.

Ce fut a l’occasion de notre premiere reunion, sur l’archipel, que Siri m’emmena parler avec les dauphins.

Nous nous etions leves avant l’aube, pour l’admirer. Les hautes branches de la maison-arbre formaient un poste d’observation parfait pour contempler le ciel a l’est et voir la nuit palir peu a peu pour ceder la place au matin. Les hauts cirrus filamenteux rosirent, puis la mer elle-meme devint de plomb tandis que le soleil flottait sur la ligne plate de l’horizon.

— Allons nager, me dit Siri.

La riche lumiere rasante lui baignait la peau et projetait son ombre de quatre metres sur les planches de la plate-forme d’observation.

— Je suis trop fatigue, lui dis-je. Tout a l’heure.

Nous n’avions pas dormi de la nuit. Nous avions bavarde, fait l’amour, rebavarde et refait l’amour. Aveugle par l’eclat du matin, je me sentais vide, en proie a une vague nausee. Je sentais sous moi le moindre mouvement de l’ile, qui me donnait le vertige et me faisait perdre conscience de la pesanteur comme un ivrogne qui n’arrive pas a mettre un pied devant l’autre.

— Viens maintenant, insista Siri en me tirant par la main.

J’etais un peu agace, mais je me laissai entrainer. Siri avait alors vingt-six ans, sept ans de plus que moi, mais son impulsivite me rappelait l’adolescente que j’avais arrachee a la fete, a peine dix de mes mois plus tot. Son rire profond et spontane n’avait pas change. Ses yeux verts etaient aussi incisifs lorsqu’elle s’impatientait. Sa longue criniere de cheveux auburn etait exactement la meme. Mais ses formes etaient devenues plus pleines, riches d’une promesse a peine esquissee jusque-la. Ses seins etaient toujours hauts et fermes, des seins de jeune fille, presque, bordes sur le haut par des taches de rousseur qui laissaient progressivement place a une blancheur si translucide que l’on voyait les delicates arabesques bleues de ses veines. Mais ils avaient quand meme quelque chose de different. Ma Siri n’etait plus tout a fait la meme.

Tu viens, ou tu preferes rester la a regarder ? me demanda-t-elle.

Elle avait laisse tomber son cafetan a ses pieds lorsque nous etions arrives sur le ponton ou la petite embarcation etait encore amarree. Au-dessus de nous, les voiles des arbres commencaient a s’ouvrir sous les effets de la brise du matin. Depuis plusieurs jours, Siri insistait pour porter un maillot quand nous allions dans l’eau. Aujourd’hui, elle ne portait rien. Les pointes de ses seins se dressaient dans la fraicheur de la brise.

— Est-ce que nous ne risquons pas de rester en arriere ? demandai-je en lorgnant les voiles qui claquaient dans les arbres.

Les jours precedents, nous avions attendu pour sortir les moments d’accalmie du milieu de la journee, lorsque la mer devenait un veritable miroir. Mais je voyais maintenant les nervures qui se tendaient tandis que le vent remplissait le creux des feuilles.

— Ne sois pas ridicule, me dit Siri. Nous pourrions toujours nous accrocher a une racine de quille ou a un filament nourricier et nous haler. Qu’est-ce que tu attends pour venir ?

Elle me jeta un masque a osmose et ajusta le sien. La membrane transparente rendait son visage luisant comme s’il etait huileux. De la poche de son cafetan, elle sortit un lourd medaillon qu’elle se passa autour du cou. Le metal semblait sombre et sinistre contre sa peau.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demandai-je.

Elle n’ota pas son masque pour repondre. Elle mit les fils com en place sur son cou et me tendit les ecouteurs. Sa voix me parvint, faible et metallique.

— Un disque traducteur, expliqua-t-elle. Je croyais que tu etais au courant de tous les gadgets, Merin. Le dernier a l’eau est une limace !

Maintenant d’une main le disque en place au creux de ses seins, elle se jeta a la mer. Je vis les globes pales de ses fesses tandis qu’elle pirouettait pour descendre dans les profondeurs. Je mis mon masque, serrai les fils bien en place et plongeai a mon tour.

La base de l’ile formait une tache sombre sur le fond de lumiere cristalline de la surface. Je me mefiais des filaments nourriciers, bien que Siri m’eut prouve, en les frolant a maintes reprises, qu’ils ne s’interessaient a aucune autre forme de proie que le zooplancton dansant a la lumiere comme la poussiere dans une salle de bal abandonnee. Les racines de quille descendaient comme des stalactites noueuses, sur des centaines de metres, vers les profondeurs aux reflets pourpres.

L’ile etait en mouvement. Je voyais les legeres fibrillations des filaments a la remorque. Dix metres plus haut, le sillage captait la lumiere. L’espace d’une seconde, j’eus l’impression d’etouffer sous le gel de mon masque, aussi surement que si c’etait une barriere d’eau qui m’empechait de respirer. Puis je me detendis, et l’air parvint de nouveau librement a mes poumons.

— Plus bas, Merin, me dit la voix de Siri.

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