Je battis des paupieres, au ralenti, tandis que le masque se rajustait lentement sur mes yeux, et je l’apercus, a une vingtaine de metres au-dessous de moi, agrippee a une racine de quille, se laissant tirer sans effort au-dessus des courants froids des profondeurs ou la lumiere ne penetrait jamais. Je pensai aux milliers de metres d’eau qui se trouvaient sous moi, et aux creatures qui s’y cachaient peut-etre, inconnues des colons. Je songeai aux tenebres abyssales, et mon scrotum se contracta involontairement.

— Descends !

La voix de Siri parvenait comme un bourdonnement d’insecte a mes oreilles. Je fis basculer mon corps d’un coup de rein et detendis mes pieds. Le coefficient de flottaison n’etait pas aussi eleve ici que dans les mers de l’Ancienne Terre. Cependant, il fallait pas mal d’energie pour plonger si bas. Le masque compensait les effets de la profondeur et equilibrait l’azote, mais je sentais la pression sur ma peau et dans mes oreilles. Finalement, je cessai de me propulser avec les jambes, m’accrochai a une racine et me halai peniblement vers le bas jusqu’a la hauteur de Siri.

Nous nous laissames flotter cote a cote dans la penombre. Siri avait un aspect spectral dans cette lumiere. Ses longs cheveux l’entouraient comme un halo lie-de-vin. Les marques pales du maillot sur son corps nu luisaient a la lumiere bleu-vert. La surface semblait se trouver a une distance impossible. Le V de plus en plus long du sillage et l’horizontalite des innombrables filaments montraient que l’ile allait de plus en plus vite, a la recherche de nouvelles eaux nourricieres.

— Ou sont les… commencai-je a articuler en subvocal.

— Chut ! fit Siri.

Elle manipula le medaillon. C’est alors que je les entendis… Les sifflets, les cris aigus, les trilles et les ronronnements. Tout cela formait une etrange musique reverberee par les profondeurs.

— Bon dieu ! m’exclamai-je malgre moi.

Comme elle avait connecte nos fils com au traducteur, ces mots furent reproduits sous la forme d’un sifflet de locomotive insense.

— Salut ! lanca alors Siri.

La traduction de son appel sortit du medaillon comme un cri d’oiseau stertoreux et aigu, a grande vitesse, a la limite des ultrasons.

— Salut ! repeta-t-elle.

Plusieurs minutes passerent avant l’arrivee des premiers dauphins curieux. Ils tournerent autour de nous, inquietants et enormes, leur peau musclee et luisante sous la lumiere parcimonieuse. L’un d’eux, particulierement gros, s’approcha jusqu’a un metre de nous, pirouettant au dernier moment, de sorte que son ventre blanc incurve passa comme une muraille devant nous. Je vis son ?il noir qui pivotait au passage pour me regarder. Un seul coup de son enorme queue crea une turbulence suffisante pour me convaincre de la force de cet animal.

— Salut ! cria de nouveau Siri.

La masse agile se perdit dans un flou, et le silence regna quelques instants. Siri eteignit le medaillon traducteur.

— Veux-tu leur parler ? me demanda-t-elle.

— Bien sur.

J’etais sceptique. Trois siecles d’efforts n’avaient guere abouti a creer un veritable dialogue entre l’homme et les mammiferes marins. Mike m’avait explique un jour que les structures de pensee des deux familles d’orphelins de l’Ancienne Terre etaient trop differentes, et les references communes trop peu nombreuses. Un specialiste prehegirien avait ecrit que la communication verbale avec un dauphin ou un marsouin etait a peu pres aussi gratifiante qu’avec un bebe humain age d’un an. Des deux cotes, l’echange etait generalement apprecie, et il y avait bien un simulacre de conversation, mais ni l’une ni l’autre des deux parties n’etait plus savante au bout du compte.

Siri rebrancha le medaillon. Cette fois-ci, ce fut moi qui lancai :

— Salut !

Il y eut une nouvelle minute de silence, puis nos ecouteurs se remplirent de bourdonnements tandis que la mer reverberait des sifflements aigus comme des hululements.

Loin / sans-nageoire / salut-chanson ? / pulsation-courant / cercle-moi / jouer ?

— Qu’est-ce que… ? demandai-je a Siri.

Le medaillon traduisit ma question en trilles. Siri souriait de toutes ses levres sous le masque a osmose. Je fis une nouvelle tentative.

— Salut a vous ! Je vous adresse le bonjour de… euh… la surface. Comment ca va ?

Le gros male – je supposais que c’en etait un – vira pour filer sur nous a la vitesse d’une torpille. Il fendait l’eau dix fois plus vite que je n’aurais su nager, meme si j’avais pense a me munir de palmes. L’espace d’une seconde, je crus la collision inevitable et je pliai les genoux tout en m’agrippant de toutes mes forces a ma racine de quille. Mais il opera un retablissement et grimpa vers la surface pour respirer tandis que Siri et moi etions secoues par la turbulence creee sur son passage et par la serie de sifflements percants qu’il emettait :

Sans-nageoire / sans-nourriture / sans-nager / sans-jouer / sans-plaisir

Siri coupa le medaillon et se laissa flotter a ma rencontre. Elle posa une main legere sur mon epaule tandis que je m’agrippais toujours a la racine. Nos jambes s’emmelerent tandis qu’un courant chaud nous caressait agreablement. Un banc de minuscules poissons rouges jeta des eclairs au-dessus de nous tandis que les masses noires des dauphins s’eloignaient en cercle.

— Ca te suffit ? me demanda Siri, la main a plat sur ma poitrine.

— Encore une fois ! lui criai-je.

Elle acquiesca, et remit le medaillon en service. Le courant, de nouveau, nous rapprocha. Elle passa le bras autour de ma taille.

— Pourquoi restez-vous autour des iles ? demandai-je aux museaux pointus qui decrivaient des cercles dans la penombre moiree. Quel avantage en tirez-vous ?

Maintenant-bruit / chanson-ancienne / eau-profonde / sans-Grande Voix / sans-Requin / chanson-ancienne / chanson-nouvelle

Le corps de Siri etait maintenant entierement plaque contre le mien. Son bras gauche m’enserrait la taille.

— Les Grandes-Voix etaient les baleines, chuchota-t-elle.

Sa chevelure flottait autour d’elle comme des oriflammes. Sa main droite glissa sur moi vers le bas, et sembla etonnee de ce qu’elle trouva.

— Est-ce que les Grandes-Voix vous manquent ? demandai-je aux ombres.

Il n’y eut pas de reponse. Siri noua ses jambes autour de mes hanches. La surface etait un tourbillon de lumiere a quarante metres au-dessus de nos tetes.

— Qu’est-ce que vous regrettez le plus des oceans de l’Ancienne Terre ? demandai-je.

De mon bras gauche, j’attirai Siri plus pres, tout en faisant glisser ma main sur la cambrure de son dos, jusqu’a l’endroit ou ses petites fesses rondes vinrent a la rencontre de ma paume. Pour le cercle des dauphins, nous ne devions plus former qu’une creature. Siri s’arc-bouta, et nous ne fumes veritablement plus qu’un seul etre.

Le medaillon avait derive sur l’epaule de Siri. J’essayai de l’attraper pour le faire taire, mais la reponse a ma question parvint en bourdonnant a nos oreilles.

Regrette-Requin / regrette-Requin / regrette-Requin / regrette-Requin / Requin / Requin / Requin

Je reussis a eteindre le disque traducteur. Puis je secouai la tete. Je ne comprenais pas. Il y avait tant de choses que je ne comprenais pas. Je fermai les yeux tandis que Siri et moi pompions doucement au rythme du courant et de nos propres corps, et que les dauphins continuaient de nager en cercle en sifflant et grognant les tristes trilles de leur ancienne complainte.

Nous etions redescendus des collines, Siri et moi, pour rejoindre les festivites, juste avant l’aube du deuxieme jour. Durant un jour et une nuit entiers, nous avions parcouru les cretes, nous avions partage les repas des gens sous leurs dais de soie orange, nous nous etions baignes dans les eaux glacees de la Shree, et nous avions danse au son des musiques incessantes venues des trains d’iles mobiles qui nous depassaient. Nous avions

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