Depuis quelques minutes, j’entretiens dans ma tete une fiction destinee a me preserver a la fois de la tristesse qui grandit interieurement en moi et de la serie d’evenements exterieurs dont j’ai provoque le declenchement. Siri n’est pas morte. Dans la derniere phase de sa maladie, elle a convoque les medecins et les quelques techniciens qui sont restes dans la colonie pour leur ordonner de reconstituer l’une des anciennes chambres d’hibernation utilisees deux siecles plus tot a bord du vaisseau d’ensemencement. Siri est seulement endormie. Qui plus est, son long sommeil lui a redonne sa jeunesse. Lorsque je la reveillerai, elle sera la Siri de nos premieres rencontres. Nous nous promenerons ensemble au soleil et, lorsque la porte distrans fonctionnera, nous serons les premiers a la franchir.

— Papa ?

— Oui.

Je fais un pas en avant et je pose la main sur la porte de la crypte. On entend un bourdonnement de moteur electrique tandis que la lourde dalle de pierre blanche recule. Je baisse la tete et j’entre dans le tombeau de Siri.

— Attention, Merin ! Frappe-moi ce foutu cordage avant qu’il ne te fasse passer par-dessus bord ! depeche-toi !

J’obeis a toute vitesse. Le cordage mouille etait difficile a plier, et encore plus a attacher. Siri secoua la tete d’un air ec?ure et se pencha en avant pour faire un n?ud de bouline d’une seule main.

C’etait notre sixieme reunion. J’etais arrive trois mois trop tard pour feter son anniversaire, mais plus de cinq mille personnes avaient participe aux celebrations. Le President de la Pangermie lui avait fait ses v?ux dans un discours de quarante minutes. Un poete etait venu lire les meilleurs sonnets de son Cycle de l’Amour. L’ambassadeur de l’Hegemonie lui avait offert un manuscrit ancien et un nouveau navire, un submersible de poche propulse par les premieres cellules a fusion autorisees sur la planete Alliance-Maui.

Siri possedait dix-huit autres navires, mais nous nous trouvions actuellement a bord d’un bateau de peche, le Ginnie Paul. Nous venions de passer huit jours sur les hauts-fonds equatoriaux, rien que nous deux, a mouiller et a relever des filets, a patauger jusqu’aux genoux au milieu des poissons puants et des trilobites qui craquaient sous nos pieds, a nous coucher sur chaque vague, a mouiller et a relever encore des filets, a prendre le quart et a dormir comme des enfants extenues chaque fois que nous avions une breve periode de repit. Je n’avais pas encore tout a fait vingt-trois ans. Je croyais etre habitue a trimer sur le Los Angeles, et j’avais pour habitude de faire une heure d’exercice toutes les deux factions dans le caisson a 1,3 g, mais j’avais maintenant mal au dos et aux bras, et des ampoules plein les doigts entre les callosites de mes mains. Siri, elle, venait d’atteindre ses soixante-dix ans.

— Merin ! Va a l’avant carguer la misaine. Fais la meme chose avec le foc. Ensuite, tu descendras t’occuper des sandwiches. Beaucoup de moutarde pour moi.

Je hochai la tete et gagnai maladroitement l’avant. Cela faisait un jour et demi que nous jouions a cache- cache avec la tempete.

Nous filions devant elle quand nous le pouvions, nous l’affrontions quand nous ne pouvions pas faire autrement. Au debut, c’etait un jeu assez excitant, qui nous changeait de la man?uvre des filets et de leur ravaudage. Mais au bout de quelques heures, la montee d’adrenaline avait fait place a une nausee constante et a un terrible epuisement. Les flots ne semblaient jamais vouloir se calmer. Les lames avaient dix metres de haut. Le Ginnie Paul se couchait comme une matrone de bordel au gros cul, ce qu’il etait exactement. Tout etait trempe. Malgre mon cire et trois couches de vetements etanches, ma peau etait trempee elle aussi. Mais pour Siri c’etaient des vacances longtemps attendues.

— Et encore, ce n’est rien, m’avait-elle dit au plus noir de la nuit, tandis que les lames deferlaient sur le pont et s’ecrasaient contre le plastique meurtri du cockpit. Tu devrais venir pendant la saison du simoun !

Les nuages etaient encore bas et se melaient aux vagues grises de l’horizon, mais la tempete avait faibli et il ne subsistait plus qu’un clapot d’un metre cinquante. J’etalai de la moutarde sur les sandwiches au rosbif et versai du cafe fumant dans les epais gobelets blancs. Il aurait ete plus facile de transporter le cafe sous gravite zero sans en renverser une goutte que d’affronter l’echelle qui menait sur le pont. Siri prit son gobelet a moitie vide sans faire de commentaire. Nous restames quelques minutes assis en silence, savourant nos sandwiches et le liquide brulant. Je pris la barre pendant qu’elle descendait chercher encore un peu de cafe. Le crepuscule etait en train de se transformer graduellement en nuit.

— Merin, me dit-elle apres m’avoir tendu mon gobelet et s’etre adossee solidement contre le banc capitonne qui faisait le tour du cockpit, que va-t-il se passer quand la porte distrans commencera a fonctionner ?

Je fus surpris par la question. Nous n’avions presque jamais parle de l’epoque ou Alliance-Maui entrerait dans l’Hegemonie. Je jetai un coup d’?il a Siri, et fus frappe de la voir tout a coup tres vieille. Son visage etait une mosaique de rides et de plis. Ses beaux yeux verts s’etaient enfonces dans des puits sombres, et ses pommettes etaient des lames de couteau sur du parchemin cassant. Ses cheveux gris etaient maintenant coupes court et collaient comme des piquants sur son front. Son cou et ses poignets etaient des cordes herissees de tendons qui sortaient d’un sweater informe.

— Que veux-tu dire au juste ? lui demandai-je.

— Que va-t-il se passer quand ils ouvriront la porte distrans ?

— Tu sais bien ce qu’a dit le Conseil, Siri ! lui criai-je, car elle avait du mal a entendre d’une oreille. Une ere nouvelle s’ouvrira pour le commerce et la technologie d’Alliance-Maui. Vous ne serez plus confines sur une seule planete. Lorsque vous deviendrez citoyens de l’Hegemonie, tout le monde aura le droit d’utiliser les portes distrans.

— Je sais deja tout cela, me dit-elle d’une voix qui me parut accablee. Mais ce que je te demande, c’est ce qui se passera reellement. Qui viendra ici en premier ?

Je haussai les epaules.

— Des diplomates, sans doute. Des specialistes des relations culturelles. Des anthropologues. Des ethnologues. Des experts en biologie marine.

— Et ensuite ?

Je restai silencieux. La nuit etait maintenant tombee. La houle s’etait presque calmee. Nos feux de route trouaient l’obscurite de leur eclat vert et rouge. Je ressentais la meme angoisse que l’avant-veille, lorsque le mur de la tempete avait fait son apparition a l’horizon.

— Ensuite, murmurai-je, viendront les missionnaires. Puis les geologues du petrole. Les aquaculteurs. Les promoteurs.

Elle but une gorgee de cafe.

— J’aurais cru que l’Hegemonie aurait largement depasse le stade economique du petrole.

Je me mis a rire.

— On ne depasse jamais le stade du petrole. Pas tant qu’il y en a encore dans le sous-sol. Nous ne le brulons pas, si c’est ce a quoi tu penses, mais il demeure essentiel pour la production des plastiques, des matieres synthetiques, des bases alimentaires et des keroides. Deux cents milliards de gens, cela consomme beaucoup de plastique.

— Et Alliance-Maui a beaucoup de petrole ?

— Beaucoup, repondis-je, sans rire du tout, a present. Il y a des reserves equivalant a des milliards de barils rien que sous les hauts-fonds equatoriaux.

— Et comment feront-ils pour l’extraire, Merin ? Avec des plates-formes ?

— Oui. Des plates-formes, mais aussi des submersibles, des colonies sous-marines peuplees de travailleurs genetiquement adaptes, qu’ils feront venir de Mare Infinitus.

— Et les iles mobiles ? demanda Siri. Elles doivent revenir chaque annee sur les hauts-fonds pour se nourrir du varech bleu qui ne pousse qu’a cet endroit et pour s’y reproduire. Qu’adviendra-t-il des iles ?

Je haussai de nouveau les epaules. J’avais bu trop de cafe, et cela me laissait un arriere-gout amer a la bouche.

— Je ne sais pas, murmurai-je. L’equipage n’est pas tellement tenu au courant. Mais a notre premier voyage, Mike a entendu dire qu’ils comptaient mettre le plus grand nombre possible de ces iles en valeur, de sorte qu’ils ont surement l’intention de les proteger.

— Les mettre en valeur ? fit Siri, manifestant de l’etonnement pour la premiere fois. Comment pourraient-

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