ils mettre les iles en valeur ? Meme les Premieres Familles comme la mienne doivent demander la permission du Peuple de la Mer avant d’y construire leur maison-arbre.

Je souris de nouveau en entendant Siri utiliser l’expression locale qui designait les dauphins. Les colons d’Alliance-Maui etaient de veritables enfants pour tout ce qui touchait a leurs foutus mammiferes marins.

— Le programme est deja etabli, lui dis-je. Il y a cent vingt-huit mille cinq cent soixante-treize iles mobiles assez grandes pour etre amenagees. Les concessions ont ete distribuees depuis longtemps. Les iles les plus petites seront dispersees, je suppose. Celles de l’interieur seront utilisees a des fins recreatives.

— Des fins recreatives, repeta songeusement Siri. Et combien d’Hegemoniens utiliseront la porte distrans pour venir ici… a des fins recreatives ?

— Tu veux dire au debut ? Quelques milliers a peine la premiere annee. Tant que la seule porte se trouvera sur l’ile 241 – le Comptoir Commercial – les mouvements seront limites. Cinquante mille la deuxieme annee, peut-etre, quand le Site n°1 aura sa propre porte. Ce sera du tourisme de luxe. C’est toujours le cas, au debut, lorsqu’une colonie d’ensemencement fait son entree dans le Retz.

— Et ensuite ?

— Apres la periode probatoire de cinq ans ? Il y aura des milliers de portes, naturellement. On peut imaginer que vingt ou trente millions de nouveaux residents arriveront ici pendant la premiere annee de pleine citoyennete.

— Vingt ou trente millions… repeta Siri.

La lumiere du support de compas illuminait par le bas les rides de son visage, qui avait toujours une certaine beaute. Contrairement a mon attente, cependant, il n’y avait ni colere ni indignation dans son expression.

— En contrepartie, poursuivis-je, vous serez tous des citoyens a part entiere, a ce moment-la. Ce qui signifie que vous pourrez vous rendre librement dans n’importe quelle region du Retz, qui comprendra alors seize planetes de plus, peut-etre davantage.

— Oui, murmura Siri en posant son gobelet vide a cote d’elle. L’ecran radar rudimentaire, dans son cadre cisele a la main, montrait la mer vide apres la tempete.

— Est-il vrai, Merin, demanda-t-elle, que les citoyens de l’Hegemonie habitent des maisons qui sont dans plusieurs mondes a la fois ? Avec des fenetres qui donnent sur une douzaine de cieux differents ?

— C’est vrai pour une minorite de gens, repondis-je en souriant. Ce n’est pas tout le monde qui peut s’offrir une residence multiplanetaire.

Elle sourit a son tour et posa sur mon genou une main ou ressortaient les taches brunes et les veines bleues.

— Tu es tres riche, n’est-ce pas, Navigant ?

Je detournai les yeux.

— Pas encore.

— Bientot, alors, Merin. Combien de temps, mon amour ? Moins de quinze jours de travail, et tu pourras rentrer chez toi dans l’Hegemonie. Ensuite, cinq de tes mois seulement passeront avant que vous ne reveniez charges des derniers composants. Quelques semaines de plus pour finir le travail, et seuls quelques pas te separeront de ta planete et de la fortune. Quelques pas… Des pas de deux cents annees-lumiere. C’est difficile a imaginer… Mais ou en etais-je ? Oui, en tout, ca fait moins d’une annee standard.

— Dix mois, murmurai-je. Trois cent six jours standard. Trois cent quatorze des tiens. Neuf mille dix-huit vacations.

— Et ton exil prendra fin.

— Oui.

— Je suis fatiguee, Merin. Je voudrais aller me coucher.

Je preparai la barre automatique, activai le systeme d’alarme anticollision et descendis avec elle. Le vent s’etait de nouveau leve, et le vieux bateau etait ballotte de creux en crete avec chaque mouvement de houle. Nous nous deshabillames a la lueur vacillante de la lanterne. Je fus le premier sous les couvertures de la couchette. C’etait la premiere fois que Siri et moi partagions une periode de sommeil. Je me souvenais de notre derniere reunion, dans sa villa, ou elle s’etait montree si pudique, et je m’attendais a ce qu’elle eteigne la lumiere. Mais elle demeura nue une bonne minute dans l’air glace de la cabine, les bras pendant calmement le long des hanches.

Le temps avait exerce son office sur Siri, mais ne l’avait pas delabree. La gravite avait fait son ?uvre, inevitablement, sur sa poitrine et sur ses fesses, et elle etait beaucoup plus maigre qu’auparavant. Je regardai les marques de ses cotes et de son sternum en saillie, et me souvins de la fille de seize ans aux plis de bebe et a la peau de velours. A la lumiere froide de la lanterne qui se balancait au plafond, je contemplai les replis de chair flasque de Siri et me souvins du clair de lune brillant sur sa poitrine naissante. Et malgre tout cela, inexplicablement, c’etait la meme Siri qui se tenait devant moi.

— Pousse-toi un peu, Merin, me dit-elle en se glissant sous les draps a cote de moi. Ils etaient froids contre notre peau nue, et la couverture reche n’etait pas de trop. J’eteignis la lumiere. Le bateau tanguait au rythme regulier de la respiration de l’ocean, ponctuee par le craquement des mats et du greement. Demain, il y aurait encore des man?uvres de filet et du raccommodage a faire, mais c’etait maintenant le moment de dormir. Je commencai a m’assoupir au son des vagues qui se brisaient contre le bois de la coque.

— Merin ?

— Oui ?

— Qu’arrivera-t-il si les separatistes s’en prennent aux touristes ou aux nouveaux residents ?

— Je croyais qu’ils avaient tous ete envoyes dans les iles peripheriques.

— C’est exact. Mais qu’arrivera-t-il s’ils resistent ?

L’Hegemonie enverra la Force, et les separatistes seront mis au pas.

— Mais s’ils attaquaient la porte distrans, pour la detruire avant qu’elle ne soit operationnelle, par exemple ?

— Impossible.

— Je sais, mais supposons que cela arrive quand meme.

— Dans ce cas, le Los Angeles reviendrait, neuf mois plus tard, avec des troupes qui ecraseraient les separatistes… et tous ceux qui se mettraient en travers de leur chemin sur Alliance-Maui.

— Neuf mois de temps de transit… Onze ans pour nous.

— Ca ne changerait rien quand meme, murmurai-je. Tu ne veux pas qu’on parle d’autre chose ?

— D’accord, accepta Siri.

Mais nous restames un long moment sans rien dire. J’ecoutai les soupirs et les gemissements du bateau. Siri avait blotti sa tete au creux de mon bras. Elle respirait doucement contre mon epaule, et je crus qu’elle s’etait endormie. J’etais sur le point de sombrer moi aussi dans le sommeil quand je sentis sa main chaude remonter le long de ma cuisse et m’entourer doucement. Je fus surpris tandis que mon membre commencait a se raidir. Elle murmura a mon oreille, en reponse a ma question muette :

— Non, Merin. On n’est jamais trop vieux pour ca. Tout au moins pour le contact et la chaleur humaine. A toi de decider, mon amour. Je serai contente de toute maniere.

Je decidai. Nous ne nous endormimes qu’un peu avant l’aube.

Le tombeau est vide.

— Donel ! Viens ici !

Il me rejoint en hate, dans un froissement de robes qui trouble le silence caverneux. Le tombeau est entierement vide. Il n’y a ni chambre d’hibernation – je ne m’attendais pas vraiment a en trouver une – ni sarcophage, ni cercueil. Une ampoule nue illumine l’interieur de sa lumiere crue.

— Qu’est-ce que ca signifie, Donel ? Je croyais que c’etait le tombeau de Siri !

— C’est son tombeau, papa.

— Ou est la sepulture ? Pas sous les dalles, bon Dieu !

Il essuie la sueur de son front. Je me souviens que c’est de sa mere que je suis en train de parler. Je me souviens aussi qu’il a eu pres de deux ans pour s’habituer a l’idee de sa mort.

— Personne ne t’a rien dit ? me demande-t-il.

— Personne ne m’a dit quoi ?

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