— Essayez-vous de m’expliquer qu’elle est simplement prisonniere d’une bulle de regression ?
— Euh… pas tout a fait, declara l’homme en se massant le menton. Pour choisir une analogie peut-etre plus appropriee – biologiquement, tout au moins – disons que, chez elle, le mecanisme de vie et de metabolisme semble avoir ete inverse, et que…
— Ridicule ! coupa Sol. Si c’etait le cas, ses fonctions de nutrition seraient remplacees par des fonctions d’excretion. Elle regurgiterait sa nourriture, etc. Et que faites-vous de la sphere neurologique ? Inversez les influx electrochimiques, et vous n’obtiendrez que de l’incoherence. Son cerveau fonctionne parfaitement, messieurs ! C’est sa memoire qui disparait. Pourquoi ? Etes-vous capables de me l’expliquer ?
Le premier specialiste avait fini par retrouver sa voix.
— Nous ignorons la reponse a cette question, H. Weintraub, dit-il. Mathematiquement, l’organisme de votre fille ressemble a une equation a effet de temps inverse… ou peut-etre a un objet qui serait passe au travers d’un trou noir en rotation rapide. Nous ne savons pas comment une telle chose a pu se produire ni pourquoi ce qui est physiquement impossible est arrive en l’occurrence. Nos connaissances en la matiere ne sont pas suffisantes.
Sol leur serra la main.
— Tres bien, dit-il. C’est tout ce que je voulais savoir, messieurs. Je vous souhaite bon voyage.
Le soir de son vingt et unieme anniversaire, Rachel alla frapper a la porte de son pere une heure apres qu’ils se furent retires.
— Papa ?
— Qu’y a-t-il, ma petite fille ?
Passant une robe de chambre, il la rejoignit sur le seuil en demandant :
— Tu n’arrives pas a dormir ?
— Ca fait deux nuits que je me couche tard, avoua-t-elle. J’ai pris des pilules anti-sommeil pour me mettre mon aide-memoire a jour.
Sol hocha silencieusement la tete.
— Papa, tu ne veux pas descendre boire un verre avec moi ? Il y a plusieurs choses dont j’aimerais te parler.
Il prit ses lunettes sur la table de nuit et la rejoignit en bas.
Ce fut la premiere et la derniere fois qu’il se cuita avec sa fille. Ce ne fut pas une cuite retentissante. Ils bavarderent en plaisantant et en faisant des calembours jusqu’a ce qu’ils ne puissent plus continuer tant ils pouffaient. Rachel commenca une histoire, s’arreta pour boire au moment le plus drole et faillit recracher son whisky par le nez dans son verre tant elle riait. Chacun d’eux pensait que c’etait la chose la plus drole qui leur fut jamais arrivee.
— Je vais chercher une autre bouteille, fit Sol lorsque les larmes eurent cesse de jaillir. Le doyen Moore m’a offert un excellent scotch a Noel… Si je me souviens bien…
Quand il revint, marchant comme sur des neufs, Rachel s’etait assise droite sur le canape et avait ramene ses cheveux en arriere avec sa main. Il lui versa une petite quantite d’alcool, et ils burent en silence pendant quelques instants.
— Papa ?
— Oui, Rachel ?
— J’ai bien reflechi a tout. Je me suis vue, je me suis ecoutee, j’ai vu les holos de Linna et des autres, a l’age mur…
— N’exagerons rien, lui dit Sol. Linna n’a pas encore trente-cinq ans.
— Enfin, plus vieux. Tu vois ce que je veux dire, quoi. Donc, j’ai lu les rapports medicaux, j’ai examine les photos d’Hyperion, et… tu ne sais pas ?
— Quoi ?
— Je n’arrive pas a y croire, papa !
Il posa son verre et regarda sa fille. Elle avait un visage plus epanoui que jamais, plus direct, et meme plus beau.
— Je veux dire que j’y crois, bien sur, reprit-elle avec un petit rire apeure. Je sais bien que maman et toi vous ne me joueriez pas un tour aussi cruel. Et puis, il y a… votre age. Et les nouvelles du monde. Je suis bien obligee d’admettre que c’est reel, mais je ne peux pas y croire. Est-ce que tu me comprends, papa ?
— Oui, murmura Sol.
— Je me suis reveillee, ce matin, en me disant : « Bravo ! Demain, j’ai mon examen de paleontologie, et je n’ai presque pas revise. » J’avais tellement envie de donner une lecon a Roger Sherman, qui se croit si fute…
Sol but une gorgee de whisky.
— Roger est mort il y a trois ans dans un accident d’avion au sud de Bussard, dit-il.
Il n’aurait pas dit cela s’il n’avait pas tant bu. Mais il fallait qu’il sache quelle autre Rachel se cachait dans celle qu’il avait devant lui.
— Je sais, dit-elle en remontant ses genoux sous son menton. Je me suis mise a jour sur tous les gens que je connais. Gram est morte. Le professeur Eikhardt a pris sa retraite. Niki a epouse je ne sais quel… voyageur de commerce. Il se passe beaucoup de choses en quatre ans.
— Plus de onze ans, corrigea Sol. Ton aller-retour sur Hyperion t’a donne six ans de retard sur nous.
— Ca, c’est normal ! s’ecria Rachel. Il y a des tas de gens qui voyagent a l’exterieur du Retz. Ils ne sont pas traumatises pour autant !
Sol hocha lentement la tete.
— Ton cas est different, ma petite fille.
Elle parvint a sourire, et but le reste de son scotch.
— Ca, c’est le plus bel euphemisme que j’aie jamais entendu, dit-elle en reposant son verre dans un bruit sec. Voila donc ce que j’ai decide… Je viens de passer un jour et demi a trier toutes les notes qu’elle… que j’ai rassemblees pour me faire comprendre ou j’en suis. Et je constate que ca ne m’aide pas du tout !
Sol demeurait parfaitement immobile, osant a peine respirer.
— Je veux dire, continua Rachel, que je sais que je vais rajeunir chaque jour, et perdre le souvenir de gens que je n’aurai meme pas encore rencontres… Et qu’est-ce qui va se passer ensuite ? Je deviendrai de plus en plus petite et de moins en moins capable de comprendre, jusqu’au moment ou… je disparaitrai, comme ca ? Bon Dieu ! C’est vraiment cocasse, tu ne trouves pas ?
Elle s’etait courbee davantage en avant, enserrant plus fort ses genoux de ses deux mains croisees.
— Non, fit Sol d’une voix douce.
— Je sais. Ca ne l’est pas du tout, soupira Rachel, dont les grands yeux noirs s’etaient embues de larmes. Ce doit etre le pire cauchemar, pour maman et pour toi, de me voir chaque matin descendre l’escalier avec des souvenirs qui, pour moi, sont d’hier, jusqu’a ce que ma propre voix m’explique que cet hier est deja passe depuis des annees, et que j’ai eu une liaison avec quelqu’un qui s’appelle Amelio…
— Melio, souffla Sol.
— Peu importe. Comprends que ca ne m’aide pas du tout, papa. J’ai a peine le temps d’absorber tout ca qu’il faut encore que j’aille me coucher, et… tu connais la suite mieux que moi.
— Qu’est-ce que… commenca Sol avant de se racler la gorge. Qu’est-ce que tu voudrais que nous fassions, ma petite fille ?
Elle le regarda dans les yeux, puis sourit. C’etait le meme sourire que celui dont elle l’avait gratifie dans les cinq premieres semaines de son existence.
— Ne me dis rien, papa, fit-elle d’une voix ferme. Ne me laisse pas m’expliquer quoi que ce soit. Ca fait trop mal. Je n’ai jamais vecu tout cela, tu comprends ?
Elle s’interrompit pour se passer la main sur le front avant de continuer :
— Tu comprends ce que je veux dire, n’est-ce pas ? La Rachel qui est allee sur une autre planete et qui est tombee amoureuse et qui a souffert, c’est une autre Rachel ! Je n’ai pas a souffrir pour elle ! Tu me comprends, dis ?
Elle pleurait, a present.
Je te comprends, fit Sol en lui ouvrant ses bras pour la consoler.
Il sentit sa chaleur et ses larmes contre son torse.
— Je te comprends tres bien, ajouta-t-il.