Plusieurs messages distrans leur parvinrent d’Hyperion, cette annee-la, mais ils n’apporterent rien. La nature et la source des champs anentropiques demeuraient un mystere. Aucune activite particuliere des marees du temps n’avait ete enregistree aux alentours du Sphinx. Des experiences sur des animaux de laboratoire dans les regions des marees s’etaient soldees par la mort de certains sujets, mais la maladie de Merlin n’avait pu etre reproduite. Melio achevait chacun de ses messages par les mots : « Tout mon amour a Rachel. »
Sol et Sarai emprunterent de l’argent a l’universite de Reichs pour se soumettre, dans une clinique de Bussard, a un traitement Poulsen simplifie. Ils etaient deja trop vieux pour songer a prolonger leur existence d’une centaine d’annees, mais cela leur redonna l’aspect d’un couple de quinquagenaires plutot que de septuagenaires. Ils etudierent attentivement leurs vieilles photos de famille, et n’eurent pas trop de difficulte a s’habiller comme ils le faisaient une quinzaine d’annees plus tot.
Rachel, agee maintenant de seize ans, descendit deux par deux les marches d’escalier avec son persoc branche sur la radio universitaire.
— Est-ce que je peux avoir des soufflettes de riz ?
— C’est ce que tu prends chaque matin, lui dit Sarai en souriant.
— Je sais, mais il pourrait ne plus en rester, ou je ne sais quoi. J’ai entendu le telephone. C’etait Niki ?
— Non, fit Sol.
— Zut ! s’exclama Rachel. Pardon, s’excusa-t-elle aussitot. Mais elle avait promis de m’appeler des que les resultats des epreuves communes seraient affiches. Ca fait deja trois semaines que les controles ont eu lieu ! On devrait me mettre au courant, quand meme !
— Ne t’inquiete pas, lui dit Sarai en posant la cafetiere sur la table puis en servant Rachel et elle-meme. Je suis sure que tes resultats seront assez bons pour te donner acces a l’etablissement de ton choix.
— Maman… soupira Rachel. Tu ne peux pas savoir. Ils ne font pas de cadeaux, tu sais.
Elle fronca les sourcils.
— Tu n’aurais pas vu mon ansible de maths ? Je ne retrouve plus rien avec le desordre qu’il y a dans ma chambre.
Sol s’eclaircit la voix.
— Pas d’ecole, aujourd’hui, ma petite fille.
— Pas d’ecole ? s’etonna Rachel en ouvrant de grands yeux. Un mardi ? A six semaines de la remise des diplomes ? Et pourquoi ca ?
— Tu as ete souffrante, declara Sarai avec fermete. Tu peux rester a la maison aujourd’hui. Juste aujourd’hui.
Le front de Rachel se plissa de plus belle.
— Souffrante ? Je ne me sens pas souffrante, maman, mais simplement toute drole. Comme si quelque chose clochait, mais je ne sais pas quoi au juste. Par exemple, pourquoi est-ce que le canape n’est plus a sa place dans le salon des medias ? Et ou est passe Chips ? Je n’ai fait que l’appeler, mais il ne vient pas.
Sol lui prit gentiment le poignet.
— Tu as ete un peu fatiguee, lui dit-il. Le docteur a dit que tu te reveillerais peut-etre avec quelques trous de memoire. Nous allons en parler un peu en nous promenant jusqu’au campus, si tu veux. D’accord ?
Rachel leva vers lui un visage radieux.
— Manquer les cours et faire un tour sur le campus ? D’accord.
Elle feignit un instant la consternation avant d’ajouter :
— Pourvu qu’on ne tombe pas sur Roger Sherman ! Il est en premiere annee de maths, et je ne peux pas le voir !
— Tu ne risques pas de le rencontrer, ma petite fille. Tu es prete ?
— Un instant.
Elle se pencha vers sa mere pour l’embrasser.
— Salut, poilue !
— A plus tard, tete de lard, fit Sarai.
— Ca y est, dit Rachel en secouant ses longs cheveux. Je suis prete, papa.
Les voyages frequents a Bussard avaient rendu necessaire l’achat d’un VEM et, par une fraiche matinee d’automne, Sol prit la route la plus longue, bien au-dessous des couloirs de circulation, decide a profiter du spectacle et des senteurs des champs moissonnes qui s’etendaient de part et d’autre. Plusieurs paysans qui travaillaient la lui firent signe en le voyant passer.
Bussard s’etait etendu de maniere impressionnante depuis l’enfance de Sol, mais la synagogue etait toujours au meme endroit, a la limite de l’un des quartiers les plus anciens de la ville. C’etait un vieux temple, Sol se sentait tres vieux, et meme la calotte qu’il posa sur sa tete, en entrant, lui parut terriblement vieille, usee par des dizaines d’annees. Seul le rabbin etait jeune. Il devait avoir tout de meme quarante ans passes, se disait Sol en voyant les cheveux clairsemes qui depassaient autour de la kippa noire. Cependant, a ses yeux, c’etait encore un jeune homme, et il fut soulage quand le rabbin lui suggera de poursuivre leur conversation dans le jardin public qui se trouvait de l’autre cote de la rue.
Ils s’assirent sur un banc. Sol s’apercut qu’il avait garde sa kippa, et il la fit passer, gene, d’une main dans l’autre. Il flottait dans l’air une odeur de feuilles brulees et de pluie de la nuit precedente.
— Je ne comprends pas tres bien, H. Weintraub, lui dit le rabbin, si c’est votre reve qui vous derange ou si vous etes trouble par le fait que la maladie de votre fille a commence juste apres ce reve.
Sol leva la tete vers la lumiere du soleil.
— Ni l’un ni l’autre, dit-il. Mais je ne peux pas m’empecher de penser qu’il y a un rapport.
Le rabbin se passa le doigt sur la levre inferieure.
— Quel age a votre fille ?
— Treize ans, fit Sol apres une legere hesitation.
— Et sa maladie… est tres grave ? Elle met ses jours en danger ?
— Pas pour le moment, declara Sol.
Le rabbin croisa les mains sur son ventre replet.
— Vous ne croyez pas… Vous permettez que je vous appelle Sol ?
— Bien sur.
— Vous ne croyez pas, Sol, que c’est a la suite de ce reve, et par votre faute, que votre petite fille est tombee malade, n’est-ce pas ?
— Non, repondit Sol en se demandant si c’etait bien la verite.
— Vous pouvez m’appeler Mortie, Sol.
— Tres bien, Mortie. Non, je ne suis pas venu vous trouver parce que je me sentais coupable de la maladie de ma fille ou de quoi que ce soit. Mais j’ai tout de meme le sentiment que mon subconscient essaie de me dire quelque chose.
Mortie se balanca legerement d’avant en arriere.
— Peut-etre qu’un psychologue ou un neurologue pourrait vous aider davantage, Sol. Je ne vois pas tres bien ce que je…
— C’est l’histoire d’Abraham qui m’interesse, interrompit Sol. Je veux dire que j’ai quelque experience de differents systemes d’ethique, mais il m’est difficile de comprendre celui qui commence, pour un pere, par l’ordre de sacrifier son fils.
— Mais non, mais non ! protesta le rabbin en agitant comiquement devant lui des doigts d’enfant. Le moment venu, Dieu a retenu la main d’Abraham. Il n’aurait jamais accepte qu’un sacrifice soit commis en son nom. Il voulait seulement une obeissance aveugle a son commandement et…
— Je sais, murmura Sol. Une obeissance aveugle. Mais il est dit : « Alors Abraham avanca la main et prit le couteau pour tuer son fils ». Dieu avait du lire dans son ame et voir qu’Abraham etait pret a faire perir Isaac. Une simple demonstration d’obeissance, sans engagement total, n’aurait pas apaise le Dieu de la Genese. Mais que se serait-il passe si Abraham avait aime son fils plus que Dieu ?
Mortie pianota quelques instants sur son genou, puis saisit le bras de Sol.
— Je vois que la maladie de votre fille vous bouleverse, dit-il. Mais ne melangez pas cela avec un document