fils de serf. Olivier, frere, voila les coups que j'aime ! »
CIX
LA bataille s'est faite plus acharnee. Francs et paiens frappent des coups merveilleux. L'un attaque, l'autre se defend. Tant de hampes brisees et sanglantes ! Tant de gonfanons arraches et tant d'enseignes ! Tant de bons Francais qui perdent leur jeune vie ! Ils ne verront plus leurs meres ni leurs femmes, ni ceux de France qui aux ports les attendent. Charles le Grand en pleure et se lamente ; mais de quoi sert sa plainte ? Ils n'auront pas son secours. Ganelon l'a servi malement, au jour ou il s'en fut a Saragosse vendre ses fideles ; pour l'avoir fait, il perdit la vie et les membres par jugement a Aix, ou il fut condamne a etre pendu ; avec lui trente de ses parents, qui n'attendaient pas cette mort.
CX
LA bataille est merveilleuse et pesante. Roland y frappe bien, et Olivier ; et l'archeveque y rend plus de mille coups et les douze pairs ne sont pas en reste, ni les Francais, qui frappent tous ensemble. Par centaines et par milliers, les paiens meurent. Qui ne s'enfuit ne trouve nul refuge ; bon gre mal gre, il y laisse sa vie. Les Francais y perdent leurs meilleurs soutiens. Ils ne reverront plus leurs peres ni leurs parents, ni Charlemagne qui les attend aux ports. En France s'eleve une tourmente etrange, un orage charge de tonnerre et de vent, de pluie et de grele, demesurement. La foudre tombe a coups serres et presses, la terre tremble. De Saint-Michel-du-Peril jusqu'aux Saints, de Besancon jusqu'au port de Wissant, il n'y a maison dont un mur ne creve. En plein midi, il y a de grandes tenebres ; aucune clarte, sauf quand le ciel se fend. Nul ne le voit qui ne s'epouvante. Plusieurs disent : « C'est la consommation des temps, la fin du monde que voila venue. » Ils ne savent pas, ils ne disent pas vrai : c'est la grande douleur pour la mort de Roland.
CXI
LES Francais ont frappe de plein c?ur, fortement. Les paiens sont morts en foule, par milliers. Sur les cent mille, il ne s'en est pas sauve deux. L'archeveque dit : « Nos hommes sont tres preux ; sous le ciel nul n'en a de meilleurs. Il est ecrit aux Annales des Frances que [… ]. » Ils vont par le champ et recherchent les leurs ; ils pleurent de deuil et de pitie sur leurs parents, du fond du c?ur, en leur amour. Vient contre eux, avec sa grande armee, le roi Marsile.
CXII
MARSILE vient le long d'une vallee, avec la grande armee qu'il amassa. Il a forme et compte vingt corps de bataille. Les heaumes aux pierreries serties dans l'or brillent, et les ecus, et les brognes safrees. Sept mille clairons sonnent la charge, grand est le bruit par toute la contree. Roland dit : « Olivier, compagnon, frere, Ganelon le felon a jure notre mort. La trahison ne peut rester cachee ; l'empereur en prendra forte vengeance. Nous aurons une bataille apre et dure ; jamais homme n'aura vu pareille rencontre. J'y frapperai de Durendal, mon epee, et vous, compagnon, vous frapperez de Hauteclaire. Par tant de terres nous les avons portees ! Nous avons gagne par elles tant de batailles ! Il ne faut pas que l'on chante d'elles une mauvaise chanson. »
CXIII
MARSILE Voit le martyre des siens. Il fait sonner ses cors et ses buccines, puis chevauche avec le ban de sa grande armee. En avant, chevauche un Sarrasin, Abisme : il n'y a plus felon dans sa troupe. Il est plein de vices et de grands crimes, il ne croit pas en Dieu, le fils de sainte Marie. Il est aussi noir que poix fondue ; mieux que tout l'or de Galice, il aime le meurtre et la traitrise. Jamais nul ne le vit jouer ni rire. Mais il est vaillant et tres temeraire, et c'est pourquoi il est cher au felon roi Marsile. Il porte son dragon, auquel se rallie la gent sarrasine. L'archeveque ne saurait guere l'aimer ; des qu'il le voit, il desire le frapper. Tout bas il se dit a lui-meme : « Ce Sarrasin me semble fort heretique. Le mieux de beaucoup est que j'aille l'occire : jamais je n'aimai couard ni couardise. »