CXIV

L'ARCHEVEQUE commence la bataille. Il monte le cheval qu'il prit a Grossaille, un roi qu'il avait tue en Danemark. Le destrier est bien allant, rapide ; il a les fers degages, les jambes plates, la cuisse courte et la croupe large, les flancs allonges et l'echine bien haute, la queue blanche et le toupet jaune, les oreilles petites, la tete toute fauve ; il n'est nulle bete qui l'egale a la course. L'archeveque eperonne, avec quelle vaillance ! Il attaque Abisme, rien ne l'en detournera. Il va le frapper sur son ecu [… ], que des pierreries chargent, amethystes et topazes [… ], escarboucles qui flambent : au Val Metas un demon l'avait donne a l'emir Galafe, et l'emir a Abisme. Turpin frappe, il ne le menage pas ; apres qu'il a frappe, l'ecu, je crois, ne vaut plus un denier. Il transperce le Sarrasin d'un flanc a l'autre et l'abat mort sur la terre nue. Les Francais disent : « Voila une belle vaillance ! Aux mains de l'archeveque la crosse ne sera pas honnie ! »

CXV

LES Francais voient que les paiens sont tant : les champs en sont couverts de toutes parts. Souvent ils appellent Olivier et Roland et les douze pairs, pour qu'ils les defendent. Et l'archeveque leur dit sa pensee : « Seigneurs barons, ne songez a rien qui soit mal. Je vous en prie par Dieu, ne fuyez pas, afin que nul vaillant ne chante de vous une mauvaise chanson. Bien mieux vaut que nous mourions en combattant. Bientot, nous en avons la promesse, nous viendrons a notre fin ; nous ne vivrons pas au-dela de ce jour ; mais il est une chose dont je vous suis garant : le saint paradis vous est grand ouvert, vous y serez assis pres des Innocents. » A ces paroles les Francs sont remplis de tant de reconfort qu'il n'en est pas un qui ne crie « Montjoie ! ».

CXVI

UN Sarrasin etait la, de Saragosse, – une moitie de la cite est a lui, – Climborin, qui point n'est prud'homme. C'est lui qui, ayant recu le serment du comte Ganelon, par amitie l'avait baise sur la bouche et lui avait donne son heaume et son escarboucle. Il honnira, dit-il, la Terre des Aieux ; a l'empereur il enlevera sa couronne. Il monte le cheval qu'il appelle Barbamousche, lequel est plus rapide qu'epervier ou hirondelle. Il l'eperonne bien, lui abandonne le frein et va frapper Engelier de Gascogne. Ni l'ecu ni la brogne ne le peuvent garantir. Le paien lui plonge au corps la pointe de son epieu ; il appuie, tout le fer traverse d'outre en outre ; a pleine hampe, dans le champ, il l'abat a la renverse, puis s'ecrie : « Cette engeance est bonne a detruire ! Frappez, paiens, pour rompre la presse ! » Les Francais disent : « Dieu ! quel preux nous perdons ! »

CXVII

LE comte Roland appelle Olivier : « Seigneur compagnon, voila Engelier mort, nous n'avions pas un chevalier plus vaillant. » Le comte repond : « Que Dieu me donne de le venger ! » Il broche son cheval de ses eperons d'or pur. Il dresse Hauteclaire, l'acier en est sanglant ; de toute sa force il va frapper le paien. Il secoue la lame dans la plaie et le Sarrasin choit ; les demons emportent son ame. Puis il tue le duc Alphaien, tranche a Escababi la tete et desarconne sept Arabes : ceux-la desormais ne vaudront plus guere en bataille. Roland dit : « Mon compagnon se fache ! Aupres de moi il vaut bien son prix. Pour de tels coups Charles nous cherit mieux. » Tres haut, il crie : « Frappez, chevaliers ! »

CXVIII

D'AUTRE part voici un paien, Valdabron : il avait arme chevalier [ ?] le roi Marsile. Il est seigneur sur mer de quatre cents dromonts ; pas un marinier qui ne se reclame de lui. Il avait pris Jerusalem par traitrise, et viole le temple de Salomon, et devant les fonts tue le patriarche. C'est lui qui, ayant recu le serment du comte Ganelon, lui avait donne son epee et mille mangons. Il monte le cheval qu'il appelle Gramimond : un faucon est moins rapide. Il l'eperonne bien des eperons aigus et va frapper Samson, le riche duc. Il lui brise l'ecu, lui rompt le haubert, lui met au corps les pans de son enseigne, a pleine hampe le desarconne et l'abat mort : « Frappez, paiens, car nous le vaincrons tres

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