de la colere ? » Et Olivier repond : « Compagnon, c'est votre faute, car vaillance sensee et folie sont deux choses, et mesure vaut mieux qu'outrecuidance. Si les Francais sont morts, c'est par votre legerete. Jamais plus nous ne ferons le service de Charles. Si vous m'aviez cru, mon seigneur serait revenu ; cette bataille nous l'aurions gagnee ; le roi Marsile eut ete tue ou pris. Votre prouesse, Roland, c'est la malheure que nous l'avons vue. Charles le Grand – jamais il n'y aura un tel homme jusqu'au dernier jugement ! – ne recevra plus notre aide. Vous allez mourir et France en sera honnie. Aujourd'hui prend fin notre loyal compagnonnage : avant ce soir nous nous separerons, et ce sera dur. »
CXXXII
L'ARCHEVEQUE les entend qui se querellent. Il eperonne de ses eperons d'or pur, vient jusqu'a eux, et les reprend tous deux : « Sire Roland, et vous, sire Olivier, je vous en prie de par Dieu, ne vous querellez point ! Sonner du cor ne nous sauverait plus. Et pourtant, sonnez, ce sera bien mieux. Vienne le roi, il pourra nous venger : il ne faut pas que ceux d'Espagne s'en retournent joyeux. Nos Francais descendront ici de cheval ; ils nous trouveront tues et demembres ; ils nous mettront en biere, nous emporteront sur des betes de somme et nous pleureront, pleins de douleur et de pitie. Ils nous enterreront en des aitres d'eglises ; nous ne serons pas manges par les loups, les porcs et les chiens. » Roland repond : Seigneur, vous avez bien dit. »
CXXXIII
ROLAND a mis l'olifant a ses levres. Il l'embouche bien, sonne a pleine force. Hauts sont les monts, et longue la voix du cor ; a trente grandes lieues on l'entend qui se prolonge. Charles l'entend et l'entendent tous ses corps de troupe. Le roi dit : « Nos hommes livrent bataille ! » Et Ganelon lui repond a l'encontre : « Qu'un autre l'eut dit, certes on y verrait un grand mensonge. »
CXXXIV
LE comte Roland, a grand effort, a grand ahan, tres douloureusement, sonne son olifant. Par sa bouche le sang jaillit clair. Sa tempe se rompt. La voix de son cor se repand au loin. Charles l'entend, au passage des ports. Le duc Naimes ecoute, les Francs ecoutent. Le roi dit : « C'est le cor de Roland ! Il n'en sonnerait pas s'il ne livrait une bataille. » Ganelon repond : « Il n'y a pas de bataille ! Vous etes vieux, votre chef est blanc et fleuri ; par de telles paroles vous semblez un enfant. Vous connaissez bien le grand orgueil de Roland : c'est merveille que Dieu si longtemps l'endure. N'a-t-il pas ete jusqu'a prendre Noples sans votre ordre ? Les Sarrasins firent une sortie et combattirent le bon vassal Roland ; pour effacer les traces [ ?], il inonda les pres ensanglantes. Pour un seul lievre, il va tout un jour sonnant du cor. Aujourd'hui, c'est quelque jeu qu'il fait devant ses pairs. Qui donc sous le ciel oserait lui offrir la bataille ? Chevauchez donc ! Pourquoi vous arreter ? La Terre des Aieux est encore loin la-bas devant nous. »
CXXXV
LE comte Roland a la bouche sanglante. Sa tempe s'est rompue. Il sonne l'olifant douloureusement, avec angoisse. Charles l'entend, et ses Francais l'entendent. Le roi dit : « Ce cor a longue haleine ! » Le duc Naimes repond : « C'est qu'un vaillant y prend peine. Il livre bataille, j'en suis sur. Celui-la meme l'a trahi qui maintenant vous demande de faillir a votre tache. Armez-vous, criez votre cri d'armes et secourez votre belle mesnie. Vous l'entendez assez : c'est Roland qui desespere. »
CXXXVI
L'EMPEREUR a fait sonner ses cors. Les Francais mettent pied a terre et s'arment de hauberts, de heaumes et d'epees parees d'or. Ils ont des ecus bien ouvres, et des epieux forts et grands, et des gonfanons blancs, vermeils et bleus. Tous les barons de l'armee montent sur les destriers. Ils donnent de l'eperon tant que durent les defiles. Pas un qui ne dise a l'autre : « Si nous revoyions Roland encore vivant, avec lui nous frapperions de grands coups ! » A quoi bon les