Tres fierement il exhorte Charles : « Voyez les paiens, comme ils tuent vos hommes ! Ne plaise a Dieu que votre tete porte la couronne, si vous ne frappez sur l'heure pour venger votre honte ! » Il n'est personne qui reponde un seul mot. Tous donnent fortement de l'eperon, lancent a fond leurs chevaux, vont les frapper, ou qu'ils les rencontrent.
CCLVII
CHARLEMAGNE le roi frappe merveilleusement, et Naimes le duc, et Ogier le Danois, et Geoffroi d'Anjou, lui qui tenait l'enseigne. Et monseigneur Ogier le Danois est preux entre tous. Il broche son cheval, le lance a toute force et va frapper celui qui tenait le dragon, d'un tel coup qu'il renverse sur place devant lui Amboire et le dragon et l'enseigne du roi. Baligant voit son gonfanon choir et l'etendard de Mahomet qui s'abat : alors l'emir commence a entrevoir qu'il a tort et que Charlemagne a droit. Les paiens d'Arabie [… ] L'empereur invoque ses Francais : « Dites, barons, pour Dieu, si vous m'aiderez ! » Les Francais repondent : « Pourquoi le demander ? Felon qui ne frappera a outrance ! »
CCLVIII
LE jour passe, la vepree approche. Francs et paiens frappent des epees. Ceux qui ont mis aux prises ces armees sont des preux l'un et l'autre. Ils n'oublient pas leur cri d'armes. L'emir crie : « Precieuse ! », Charles : « Montjoie ! », l'enseigne renommee. A leurs voix hautes et claires, ils se sont reconnus. Au milieu du champ ils se joignent, se requierent, s'entre-donnent de grands coups d'epieu sur leurs targes ornees de cercles. Ils les brisent toutes deux au-dessous des larges boucles ; les pans des deux hauberts se dechirent, mais les combattants ne se sont pas atteints dans leur chair. Les sangles se rompent, les selles versent, les deux rois tombent. Par terre, ils se retournent et, vite, se redressent debout. Ils degainent hardiment leurs epees. Cette lutte ne sera pas entravee : sans mort d'homme elle ne peut s'achever.
CCLIX
IL est tres vaillant, Charles de douce France, et l'emir ne le craint ni ne tremble. Ils dressent leurs epees toutes nues, et sur leurs ecus s'entre-donnent de grands coups. Ils en tranchent les cuirs et les airs, qui sont doubles ; les clous tombent, les boucles volent en pieces. Puis, a corps decouvert, ils se frappent sur leurs brognes ; de leurs heaumes clairs des etincelles jaillissent. Cette lutte ne peut cesser que l'un des deux n'ait reconnu son tort.
CCLX
L'EMIR dit : « Charles, rentre en toi-meme : resous-toi a me montrer que tu te repens ! En verite, tu m'as tue mon fils et c'est a tres grand tort que tu me disputes mon pays. Deviens mon vassal [… ] Viens-t'en jusqu'en Orient, comme mon serviteur. » Charles repond : « Ce serait, a mon sens, faire une grande vilenie. A un paien je ne dois accorder ni paix ni amour. Recois la loi que Dieu nous revele, la loi chretienne : aussitot je t'aimerai ; puis sers et confesse le roi tout-puissant. » Baligant dit : « Tu preches la un mauvais sermon ! » Alors ils recommencent a frapper de l'epee.
CCLXI
L 'EMIR est d'une grande vigueur. Il frappe Charlemagne sur son heaume d'acier brun, le lui brise sur la tete et le fend ; la lame descend jusqu'a la chevelure, prend de la chair une pleine paume et davantage ; l'os reste a nu. Charles chancelle, il a failli tomber. Mais Dieu ne veut pas qu'il soit tue ni vaincu. Saint Gabriel est revenu vers lui, qui lui demande : « Roi Magne, que fais-tu ? »
CCLXII
QUAND Charles a entendu la sainte voix de l'ange, il ne craint plus, il sait qu'il ne mourra pas. Il reprend vigueur et connaissance. De l'epee de France il frappe l'emir. Il