elle dormirait du sommeil de la metamorphose.
A quinze cents metres de la, la horde des fourmis guerrieres avancait inexorablement. Le chou monumental, la gigantesque sauterelle, les chenilles stupides – tout serait bientot submerge par la vague deferlante des petits insectes demoniaques. Le cocon ne serait jamais acheve. Les chenilles seraient taillees en pieces et devorees. La sauterelle executerait des bonds insenses et opposerait a ses assaillantes la force prodigieuse de ses pattes posterieures et la puissance terrifiante de ses mandibules. Mais elle mourrait dans d’affreux crissements de torture tandis que les fourmis se gaveraient de sa chair.
Le vacarme produit par l’armee des fourmis submergeait maintenant tous les autres bruits.
Burl courait comme un fou, haletant, les yeux exorbites de terreur. Seul dans l’univers qui l’entourait, l’homme etait conscient des dangers qui le menacaient. Les betes que depassait Burl continuaient leurs besognes avec l’angoissante efficacite que l’on ne rencontre que dans l’univers des insectes.
Burl courait. Son c?ur battait. L’air sifflait dans ses narines. La horde des fourmis etait toujours derriere lui. Elle atteignit les mouches occupees a festoyer. Quelques-unes de celles-ci parvinrent a prendre leur envol. Les autres etaient trop absorbees par leur banquet. Les asticots furent dechiquetes et manges. Les mouches disparurent dans les gueules minuscules. Et les fourmis poursuivirent leur chemin en rangs serres.
Maintenant, Burl n’entendait plus que le cliquetis de leurs pattes et les stridulations de defi qu’elles emettaient.
En avant de la horde, un monde anime grouillait de vie. Des papillons voguaient, paresseux, au ras des moisissures ; des larves grandissaient et grossissaient ; des grillons festoyaient ; d’enormes araignees, tapies au fond de leurs antres, attendaient avec une implacable patience que des proies viennent se prendre au piege de leurs trappes ; de gigantesques scarabees arpentaient lourdement les forets de champignons, a la recherche de nourriture ou encore a l’affut de monstrueuses et tragiques etreintes amoureuses.
Derriere le large front des fourmis en marche, tout n’etait plus que chaos, ruines et desolation. Seuls quelques rares insectes ailes survolaient, hebetes, un paysage silencieux.
Burl rassembla ses dernieres forces. Ses membres tremblaient. Son front ruisselait de sueur. Il courait avec l’energie desesperee de celui qui sait que la mort est a ses trousses. Il courait comme si le sort de l’univers dependait de sa seule survie.
Des lueurs rouges s’allumaient a l’ouest. A l’est, le ciel s’assombrissait progressivement. Il n’etait pas encore l’heure pour les insectes diurnes de gagner leur refuge, ni pour les nocturnes de sortir.
Sans se soucier de l’obscurite qui approchait, Burl parcourut au pas de course un espace ouvert d’une centaine de metres. Un fourre de champignons d’une belle couleur doree lui barra le chemin. Dans le crepuscule gris, le jeune homme apercut une nappe blanche et brillante qui s’etalait a moins d’un metre du sol. C’etait la toile de l’araignee-du-matin, celle que l’on apercoit sur la Terre, dans les buissons ou les haies, lorsque la rosee de l’aube la transforme en poussiere de diamants.
Burl n’avait pas le choix : il fallait eviter le filet de l’araignee, meme s’il devait perdre du terrain sur la horde de fourmis qui grondait derriere lui. Et la nuit descendait implacablement. Il etait inconcevable pour un humain de circuler sur les basses terres, la nuit tombee.
Le jeune homme se fraya peniblement un chemin a travers un ecran de lycoperdons qui projetaient vers le ciel une fine poussiere. Devant lui, apparut bientot une chaine de collines aux couleurs etranges. Le pourpre, le vert, le noir et l’or etaient inextricablement meles sur leurs pentes. Elles s’elevaient a une altitude d’une vingtaine de metres. A leur sommet, s’etait accumulee une etrange brume grisatre.
Ces collines n’etaient pas des accidents geologiques, mais un entassement monstrueux de champignons qui s’etaient empiles les uns sur les autres jusqu’a former une masse epaisse de vegetation carbonifere. Sur les flancs de ces collines artificielles, poussaient toutes les varietes imaginables de levures, de moisissures et de rouilles.
Burl attaqua la pente la plus proche. Tantot la surface etait une croute ferme qui le supportait, tantot il enfoncait jusqu’a mi-jambe. Il faisait des efforts frenetiques pour avancer. Soufflant, hoquetant, titubant, il parvint au sommet de la premiere colline. Il redescendit de l’autre cote dans une petite vallee. Puis il escalada une autre pente. Son passage derangeait, bousculait les insectes qui habitaient dans la masse de champignons. Dans les empreintes de ses pas, des scolopendres sinueux couraient en tous sens, de gros vers blancs se tortillaient. Des hannetons apparaissaient puis disparaissaient a nouveau…
Burl n’en pouvait plus. Il trebucha et tomba avec un cri rauque.
Au-dessus de lui le ciel gris etait devenu d’un rouge fonce. Il y avait encore un peu de lumiere a l’ouest.
Presque en larmes, Burl cherchait a reprendre son souffle. Il serrait toujours sa patte de hanneton dans sa main crispee. Un insecte enorme, aux ailes aussi grandes que les voiles d’un bateau, se profila dans le ciel. Burl ne bougea pas. Il respirait par saccades. Ses jambes refusaient de le porter.
Soudain, au-dessus de la crete du dernier monticule franchi par Burl, deux petites antennes luisantes apparurent. Puis la silhouette meurtriere d’une fourmi. Avant-coureur de sa troupe, elle marchait resolument, agitant ses mandibules. Elle marchait droit sur Burl avec un cliquetis sinistre.
A ce moment precis, un petit ruban de la vapeur grisatre qui surmontait les collines vint tournoyer devant la fourmi. Celle-ci parut secouee d’etranges convulsions. Elle gigota et lanca ses pattes en tous sens. Si, au lieu d’un insecte, il s’etait agi d’un animal superieur, ce dernier aurait halete et suffoque. Mais les fourmis respirent par des events situes au niveau de l’abdomen. Celle-ci ne pouvait donc que se tordre de douleur impuissante sur le sol spongieux qu’elle avait pietine.
Tout en l’observant, Burl s’apercut qu’il avait chaud, terriblement chaud. C’etait pour lui une sensation sans precedent. Il ne connaissait ni le feu ni le soleil. La seule chaleur qu’il ait experimentee, etait celle du corps humain. Dans leurs cachettes, ses congeneres et lui se serraient les uns contre les autres pour combattre l’humidite froide de la nuit. Mais Burl n’avait jamais connu une sensation de chaleur aussi violente que celle qu’il eprouvait sur la colline. Elle etait insupportable. Au prix d’un effort surhumain, le jeune homme parvint a se deplacer de quelques dizaines de metres et, pendant un instant, il gouta sous ses pieds la fraicheur du sol spongieux. Mais la sensation de chaleur ne tarda pas a reapparaitre, jusqu’a devenir brulure intolerable.
Un leger tourbillon de vapeur s’elevait maintenant au-dessus de la piste qu’il venait de suivre, lui brulait les poumons, arrachait des larmes a ses yeux irrites. Il ne tenait plus sur ses jambes et pourtant il lui fallait continuer a avancer. Il rampa jusqu’a la crete de la colline avant de se retourner.
Il avait atteint le point culminant de la chaine et, malgre la penombre crepusculaire, son regard embrassait toutes les collines environnantes. Il ne lui restait plus que cinq cents metres a parcourir, en direction du nord, pour sortir du massif. Mais, tant a l’est qu’a l’ouest, le moutonnement multicolore de creux et de bosses, d’eperons et de ravins semblait se poursuivre a l’infini.
Et presque tous les sommets etaient couronnes de panaches grisatres s’enroulant dans l’air du soir.
La-bas, dans la direction d’ou il venait, les fourmis guerrieres commencaient a investir le massif de vegetation carbonifere. Eclaireurs et elements d’avant-garde couraient en tous sens, ne s’arretant que pour devorer les creatures qui se trouvaient sur leur passage. Derriere eux, le gros de la troupe marchait inexorablement.
Monstrueux amoncellements putrescents, les collines etaient creusees de tunnels, de caches, d’antres et de repaires. Les fourmis ne laissaient pas un pouce de terrain inexplore. Elles envahissaient tout, devoraient tout…
Appuye sur son gourdin, Burl contemplait ce spectacle avec hebetude. Il n’etait plus capable d’un seul geste. Les fourmis guerrieres se dirigeaient vers lui. Bientot, les premiers rangs l’atteindraient.
Au loin, sur la droite, la vapeur s’epaississait. Une fine colonne de fumee s’eleva dans la semi-obscurite. Mais, bien entendu, Burl ne savait pas ce qu’etait la fumee. Il n’en avait jamais vu. Il ne pouvait pas davantage concevoir le phenomene qui etait en train de se produire autour de lui, sous lui. Comment aurait-il pu deviner que, dans les profondeurs des collines de champignons, la pression avait tue la matiere autrefois vivante et que l’oxydation l’avait carbonisee ? Cette oxydation avait fait monter la temperature. Et, dans l’obscurite putride des profondeurs, une combustion spontanee s’etait amorcee.
Les gros monticules de champignons, secs comme de l’amadou, avaient commence a bruler tres lentement. Tant que la surface des collines etait demeuree intacte, il n’y avait pas eu de flammes parce qu’il n’y avait pas d’air pour alimenter le feu. Mais Burl, et les fourmis a sa suite, avaient ouvert la croute des collines. L’air avait penetre dans les champignons. La combustion s’accelerait.