— Si, mais c'est fait expres. Et de toute facon, il est dit qu'apres la frayeur vient l'illumination. Alors operons par etapes. Si un peu de frayeur est necessaire, laissons-nous effrayer.
— Justement, les rats…
Ce fut comme s'il avait suffi d'en parler. Ils etaient la. Les trois explorateurs sentaient leurs presences furtives, apprehendaient le contact, au ras de leurs chaussures montantes. Daniel declencha a nouveau son appareil. Le flash revela l'image repulsive d'une moquette de boules grises et d'oreilles noires. Jason se hata de distribuer les masques, avant de pulveriser genereusement son gaz lacrymogene aux alentours. Les rongeurs ne se le firent pas dire deux fois… La descente reprit et dura longtemps encore.
— Et si l'on pique-niquait, messieurs? proposa Augusta.
Ils pique-niquerent donc. L'episode des rats semblait oublie, tous trois etaient de la meilleure humeur. Comme il faisait un peu froid, ils terminerent leur collation par une lampee d'alcool et un bon cafe brulant. Normalement, la verveine n'etait servie qu'au gouter.
Elles creusent longuement avant de pouvoir remonter dans une zone ou la terre est meuble. Une paire d'antennes emerge enfin, tel un periscope; des odeurs inconnues l'inondent.
Air libre. Les voici de l'autre cote du bout du monde. Toujours pas de mur d'eau. Mais un univers qui, vraiment, ne ressemble en rien a l'autre. Si l'on denombre encore quelques arbres et quelques places d'herbe, tout de suite apres s'etale un desert gris, dur et lisse.
Pas la moindre fourmiliere ou termitiere en vue.
Elles font quelques pas. Mais d'enormes choses noires s'abattent autour d'elles. Un peu comme les Gardiens, sauf que celles-la tombent au petit bonheur la chance. Et ce n'est pas tout. Loin devant, se dresse un monolithe geant, tellement haut que leurs antennes n'arrivent pas a en percevoir les limites. Il assombrit le ciel, il ecrase la terre. Ce doit etre le mur du bout du monde, et derriere il y a de l'eau, pense 103 683e. Elles avancent encore un peu, pour tomber nez a nez avec un groupe de blattes agglutinees sur un morceau… d'on ne sait trop quoi. Leur carapace transparente laisse voir tous les visceres, tous les organes et meme le sang qui bat dans les arteres! Hideux! C'est en battant en retraite que trois moissonneuses sont pulverisees par la chute d'une masse.
103683e et ses trois dernieres camarades decident malgre tout de continuer. Elles passent des murets poreux, toujours en direction du monolithe a la taille infinie.
Elles se trouvent soudain dans une region encore plus deroutante. Le sol y est rouge et a le grain d'une fraise. Elles reperent une sorte de puits et pensent y descendre pour trouver un peu d'ombre, quand brusquement une grosse sphere blanche d'au moins dix tetes de diametre surgit du ciel, rebondit et les pourchasse. Elles se jettent dans le puits… ont juste le temps de se plaquer contre les parois lorsque la sphere s'ecrase au fond.
Elles ressortent, affolees, et galopent. Alentour, le sol est bleu, vert ou jaune, et partout il y a ces puits et ces spheres blanches qui vous poursuivent. Cette fois c'en est trop, le courage a ses limites. Cet univers est bien trop different pour etre supportable.
Alors elles fuient a perdre haleine, reprennent le souterrain et retournent vite vers le monde normal.
Ils forent enfin devant le mur de Jonathan. Comment faire quatre triangles avec six allumettes? Daniel ne manqua pas de prendre une photo. Augusta tapa le mot «pyramide» et le mur bascula en douceur. Elle fut fiere de son petit-fils. Ils passerent, et ne tarderent pas a entendre le mur qui se remettait en place. Jason eclaira les parois; partout de la roche, mais plus la meme que tout a l'heure. Avant le mur elle etait rouge, et jaune a present, veinee de soufre.
L'air restait pourtant respirable. On aurait meme cru sentir un leger filet d'air. Le Pr Leduc avait-il raison? Ce tunnel debouchait-il en foret de Fontainebleau? Ils tomberent tout a coup sur une nouvelle horde de rats, beaucoup plus agressifs que ceux qu'ils avaient rencontres auparavant.
Jason comprit ce qui devait se passer mais n'eut pas le loisir de l'expliquer aux autres: ils avaient du remettre les masques et balancer du gaz. Chaque fois que le mur basculait, ce qui certes n'etait pas arrive souvent, des rats de la «zone rouge» passaient dans la «zone jaune», a la recherche de nourriture. Mais si ceux de la zone rouge s'en tiraient encore a peu pres, les autres — les migrants n'avaient rien trouve de consistant et avaient du s'entre-devorer. Et Jason et ses amis avaient affaire aux survivants, autrement dit aux plus feroces. Avec eux, le gaz lacrymogene se revelait carrement inefficace. Ils attaquaient! Ils bondissaient, essayaient de s'accrocher aux bras…
Au bord de l'hysterie, Daniel mitraillait a coups de flashes aveuglants, mais ces bestiaux de cauchemar pesaient des kilos et n'avaient pas peur des hommes. Les premieres blessures apparurent. Jason tira son Opinel, poignarda deux rats et les lanca en pature aux autres. Augusta lacha plusieurs coups d'un petit revolver… Ils purent ainsi prendre le large. Il etait temps!
Ils couraient dans ce tunnel zebre de jaune. Ils arriverent ensuite devant un grillage d'acier. Une ouverture en son centre donnait a l'ensemble l'allure d'une nasse de pecheur. Cela formait un cone qui se retrecissait de sorte a laisser transiter un corps humain d'une epaisseur moyenne mais sans possibilite de retour, vu les pointes placees a l'issue du cone. -C'est un bricolage recent…
— Hum, on dirait que ceux qui ont fabrique cette porte et cette nasse ne souhaitent pas qu'on revienne en arriere…
Augusta reconnaissait encore le travail de Jonathan, le maitre des portes et des metaux.
— Regardez!
Daniel eclaira une inscription
Ils resterent bouche bee.
— Qu'est-ce qu'on fait?
Tous pensaient a la meme chose au meme
— Au point ou l'on est, il serait dommage de renoncer. Je vous suggere qu'on continue!
— Je passe le premier, lanca Daniel en mettant sa queue de cheval a l'abri dans son col pour qu'elle n'accroche pas.
Ils ramperent chacun a tour de role a travers la nasse d acier.