epargnee, tant ce qu'elle racontait etait encore plus bizarre que tout ce qu'on avait jamais entendu. L'ouvriere pretendait avoir ete kidnappee par des boules roses! Celles-ci l'avaient jetee dans une prison transparente, en compagnie de plusieurs centaines d'autres fourmis. On les y avait soumises a toutes sortes d'experiences. Le plus souvent, on les placait sous une cloche et elles recevaient des parfums tres concentres. Ce fut d'abord tres douloureux, puis les parfums furent progressivement dilues, et les odeurs s'etaient alors transformees en mots! En fin de compte, par le truchement de ces parfums et de ces cloches, les boules roses leur avaient parle, se presentant comme des animaux geants qui se baptisaient eux-memes «humains». Ils (ou elles?)
declarerent qu'il existait un passage creuse dans le granit sous la Cite et qu'ils voulaient parler a la reine. Celle-ci pouvait etre sure qu'il ne lui serait fait aucun mal. Tout etait alle tres vite, ensuite. Belo-kiu-kiuni avait rencontre leur «fourmi ambassadrice», Doc-teur Li-ving-stone. C'etait une etrange fourmi prolongee d'un intestin transparent. Mais on pouvait discuter avec elle. Elles avaient dialogue longtemps. Au debut, elles ne se comprenaient pas du tout. Mais toutes deux partageaient manifestement la meme exaltation. Et semblaient avoir tellement de choses a se dire…
Les humains avaient par la suite installe la caisse pleine de terre a l'issue de la cheminee. Et Mere avait seme d'?ufs cette nouvelle Cite. En cachette de tous ses autres enfants.
Mais Bel-o-kan 2 etait plus que la ville des guerrieres au parfum de roche. Elle etait devenue la Cite-liaison entre le monde des fourmis et le monde des humains. C'etait la que se trouvait en permanence Doc-teur Living- stone (un nom tout de meme assez ridicule).
Mere se souvient de la fin de l'hu-main Edmond. Cela eut lieu lors de la premiere guerre contre les naines. Edmond avait voulu les aider. Il etait sorti du souterrain. Mais a force de manipuler des pheromones, il en etait completement impregne. Si bien que, sans le savoir, il passait dans la foret pour… une fourmi rousse de la Federation. Et lorsque les guepes du sapin (avec qui elles etaient en guerre a l'epoque) repererent ses odeurs passeports, elles se ruerent toutes sur lui.
Elles l'ont tue en le prenant pour un Belokanien. Il a du mourir heureux. Plus tard, ce Jonathan et sa communaute avaient renoue le contact…
Il verse encore un peu d'hydromel dans le verre des trois nouveaux, qui ne cessent de le presser de questions:
— Mais alors, le Docteur Livingstone est capable de retranscrire nos paroles, la-haut?
— Oui, et nous d'ecouter les leurs. On voit apparaitre leurs reponses sur cet ecran. Edmond a bel et bien reussi!
— Mais qu'est-ce qu'ils se disaient? Qu'est-ce que vous vous dites?
— Hum… Apres sa reussite, les notes d'Edmond se font un peu floues. On dirait qu'il ne tient pas a tout noter. Disons que, dans un premier temps, ils se sont decrits l'un a l'autre, chacun a decrit son monde. C'est ainsi que nous avons appris que leur ville se nomme Bel-o-kan; qu'elle est le pivot d'une federation de plusieurs centaines de millions de fourmis.
— Incroyable!
— Par la suite, les deux parties ont juge qu'il etait trop tot pour que l'information soit diffusee parmi leurs populations. Aussi ont-ils passe un accord garantissant le secret absolu sur leur «contact».
— C'est pour ca qu'Edmond a tellement insiste pour que Jonathan bricole tous ces gadgets, intervient un pompier. Il ne voulait surtout pas que les gens sachent trop tot. Il imaginait avec horreur le gachis que la television, la radio ou les journaux feraient d'une telle nouvelle. Les fourmis devenues une mode! Il voyait deja les spots publicitaires, les porte-cles, les tee-shirts, les shows de rock stars… toutes les conneries qu'on pourrait faire autour de cette decouverte.
— De son cote, Belo-kiu-kiuni, leur reine, pensait que ses filles voudraient aussitot lutter contre ces dangereux etrangers, ajoute Lucie.
— Non, les deux civilisations ne sont pas encore pretes a se connaitre et — ne revons pas — a se comprendre… Les fourmis ne sont ni fascistes, ni anarchistes, ni royalistes… elles sont fourmis, et tout ce qui concerne leur monde est different du notre. C'est d'ailleurs ce qui en fait la richesse.
Le commissaire Bilsheim est l'auteur de cette declaration passionnee; il a decidement beaucoup change depuis qu'il a quitte la surface — et son chef, Solange Doumeng.
— L'ecole allemande et l'ecole italienne se trompent, dit Jonathan, car elles essaient de les englober dans un systeme de comprehension «humain». L'analyse reste forcement grossiere. C'est comme si elles essayaient de comprendre notre vie en la comparant a la leur. Du myrmecomorphisme, en quelque sorte… Or, la moindre de leur specificite est fascinante. On ne comprend pas les Japonais, les Tibetains ou les Hindous, mais leur culture, leur musique, leur philosophie sont passionnantes, meme deformees par notre esprit occidental! Et l'avenir de notre terre est au metissage, c'est on ne peut plus clair.
— Mais qu'est-ce que les fourmis peuvent bien nous apporter en fait de culture? s'etonne Augusta.
Jonathan, sans repondre, fait un signe a Lucie; celle-ci s'eclipse quelques secondes et revient avec ce qui semble etre un pot de confiture.
— Regardez, rien que ca, c'est un tresor! Du miellat de puceron. Allez-y, goutez! Augusta risque un index prudent.
— Hmmm, c'est tres sucre… mais c'est rudement bon! Ca n'a pas du tout le meme gout que le miel d'abeilles.
— Tu vois! Et tu ne t'es jamais demande comment on faisait pour se nourrir tous les jours, dans cette double impasse en sous-sol?
— Eh bien si, justement…
— Ce sont les fourmis qui nous nourrissent, de leur miellat et de leur farine. Elles
stockent des reserves pour nous, la-haut.
Mais ce n'est pas tout, nous avons copie leur technique agricole pour faire pousser des
champignons agarics.
Il souleve le couvercle d'une grosse boite en bois. En dessous on voit des champignons blancs qui poussent sur un lit de feuilles fermentees.
— Galin est notre grand specialiste en champignons.
Ce dernier sourit modestement.
— J'ai encore beaucoup a apprendre.
— Mais des champignons, du miel… vous devez quand meme avoir des carences en proteines?
— Pour les proteines, c'est Max.
L'un des pompiers montre le plafond du doigt.
— Moi, je recueille tous les insectes que les fourmis mettent dans la petite boite a droite de la caisse. On les