— Banco!
Les legions d'infanterie avancent a bonne allure. Quand les autres cites federees demandent ou elles vont, les Chlipoukaniennes repondent qu'on a repere un lezard dans la region ouest et que la Cite centrale a reclame leur aide. Au-dessus de leurs tetes, les coleopteres rhinoceros bourdonnent, a peine ralentis par le poids des artilleuses qui s'agitent sur leurs tetes.
13 heures. Bel-o-kan est en pleine activite. On profite de la chaleur pour accumuler les ?ufs, les nymphes et les pucerons dans le solarium.
— J'ai amene de l'alcool a bruler pour que ca flambe encore mieux, annonce Philippe.
— Parfait, dit Jean, moi j'ai achete le desherbant. Vingt francs la dose, les fumiers!
Mere joue avec ses plantes carnivores. Depuis le temps qu'elles sont la, elle se demande pourquoi elle n'en a jamais fait un mur de protection, comme elle le souhaitait au debut.
Et puis elle repense a la roue. Comment utiliser cette idee geniale? On pourrait peut-etre fabriquer une grosse bille de ciment, qu'on pousserait a bout de pattes pour ecraser les ennemies. Il faudrait qu'elle lance le projet.
– Ca y est, j'ai tout mis, l'alcool a bruler et le desherbant.
Pendant que Jean parle, une fourmi exploratrice l'escalade. Elle tapote le tissu de son pantalon du bout des antennes. Vous semblez une structure vivante geante, pouvez vous donner vos identifications? Il l'attrape et l'ecrase entre le pouce et l'index. Pfout! Le jus jaune et noir coule sur ses doigts.
— En voila deja une qui a son compte, annonce-t-il. Bon, maintenant pousse-toi, il va y avoir de l'etincelle!
– Ca va faire un super mechoui, proclame Philippe.
— L'Apocalypse selon Jean! ricane l'autre.
— Combien elles peuvent etre la-dedans?
— Surement des millions. Il parait que l'an dernier les fourmis ont attaque une villa dans la region.
— On va les venger eux aussi, dit Jean. Allez, va te planquer derriere cet arbre.
Mere songe aux humains. Leur poser plus de questions la prochaine fois. Comment utilisent-ils la roue, eux?
Jean craque une allumette et la lance vers le dome de branchettes et d'aiguilles. Puis il se met a courir, de peur de se prendre des eclats.
Ca y est, l'armee chlipoukanienne apercoit la Cite centrale. Qu'elle est grande!
L'allumette qui vole amorce une courbe descendante.
Mere decide de leur parler sans plus attendre. Elle doit aussi leur dire qu'elle peut sans probleme augmenter la quantite de miellat offerte; la production s'annonce excellente, cette annee.
L'allumette tombe sur les branchettes du dome.
L'armee chlipoukanienne est suffisamment proche. Elle s'apprete a charger.
Jean saute derriere le grand pin, ou Philippe est deja a l'abri.
L'allumette ne rencontre aucune zone imbibee d'alcool a bruler ou de desherbant.
Alors, elle s'eteint.
Les garcons se relevent.
— Merde, alors!
— Je sais ce qu'on va faire. On va y mettre un bout de papier, comme ca on va avoir une grosse flamme qui touchera forcement l'alcool.
— Tu as du papier sur toi?
— Euh… juste un ticket de metro.
— Donne.
Une sentinelle du dome repere quelque chose de mysterieux: non seulement depuis quelques minutes il y a plusieurs quartiers qui sentent l'alcool, mais de plus un morceau de bois jaune vient d'apparaitre, plante au sommet. Elle contacte aussitot une cellule de travail pour laver les branchettes de cet alcool et pour retirer la poutre jaune.
Une autre sentinelle arrive en courant a la porte numero 5.
Alerte! Alerte! Une armee de fourmis rousses nous attaque!
Le carton brule. Les garcons vont a nouveau se cacher derriere le pin.
Une troisieme sentinelle voit une grande flamme se lever au bout de la piece de bois jaune.
Les Chlipoukaniennes galopent au pas de charge, comme elles ont vu les esclavagistesle faire.
Premiere explosion.
Tout le dome s'embrase d'un coup.
Deflagrations, flammeches.
Jean et Philippe essayent de garder les yeux ouverts malgre la chaleur propagee. Le spectacle ne les decoit pas. Le bois sec prend rapidement. Lorsque la flamme arrive aux flaques de desherbant, c'est l'explosion. Des detonations et des gerbes vertes, rouges, mauves jaillissent de la «Cite de la fourmi egaree».
L'armee chlipoukanienne tombe en arret. Le solarium flambe en premier, avec tous les ?ufs, tout le betail, puis l'incendie gagne l'ensemble du dome.
La souche de la Cite interdite a ete touchee des les premieres secondes de la catastrophe. Les concierges ont explose. Des guerrieres foncent pour essayer de degager la pondeuse unique. Mais trop tard, celle-ci a ete etouffee par les gaz toxiques. Les alertes fusent a toute vitesse. Alerte phase 1: les pheromones excitatrices sont lachees; alerte phase 2: ca tambourine de facon sinistre dans tous les couloirs; alerte phase 3: des «folles» courent dans les galeries et communiquent leur panique; alerte phase 4: tout ce qui est precieux (?ufs, sexues, betails, aliments…) s'enfonce vers les etages les plus profonds, tandis qu'en sens inverse les soldates montent faire front.
Dans le dome, on essaie de trouver des solutions. Des legions d'artilleuses arrivent a eteindre certaines zones en y jetant de l'acide formique concentre a moins de 10 pour cent. Ces pompiers improvises, s'apercevant de l'efficacite de leurs soins, arrosent ensuite la Cite interdite. Peut-etre qu'en l'humectant on pourra sauver la souche. Mais le feu gagne. Les citadins coinces sont etouffes par les fumees toxiques. Les arches de bois incandescent tombent sur les foules hebetees. Les carapaces fondent et se tordent comme du plastique dans une casserole. Rien ne resiste aux assauts de cette chaleur extreme.
Le lendemain matin, le dome a completement disparu. La souche noire reste plantee au milieu de la ville, toute nue. Cinq millions de citoyennes sont mortes. En fait, toutes les fourmis qui se trouvaient dans le dome et ses environs immediats. Toutes celles qui ont eu la presence d'esprit de descendre sont indemnes. Les humains vivant sous la Cite ne se sont apercus de rien. L'enorme dalle de granit les en a empeches. Et tout cela s'est deroule durant l'une de leurs nuits artificielles. La mort de Belo-kiu-kiuni demeure le fait le plus lourd de menaces; depourvue de sa pondeuse, la Meute parait bien menacee.