trahison du duc Noir ainsi que la mort probable du roi; puis il rallierait tous les honnetes gens autour de la banniere de la princesse. Et, a dire vrai, c’est ce qui me semblait, selon toute apparence, devoir arriver. Car j’avais les plus grandes apprehensions, et ne croyais pas que ni le duc Noir, ni le roi, ni moi, eussions grandes chances de voir le soleil se lever le lendemain.

Mais, apres tout, si le duc etait tue, et si moi, l’imposteur, le comedien, apres avoir tue Rupert Hentzau de ma propre main, je trouvais la mort, la Destinee n’aurait pas maltraite la Ruritanie, meme en lui prenant son roi, et, quant a moi, je n’etais pas dispose a me revolter contre le role qu’elle me preparait.

Il etait tard lorsque nous levames la seance ou nous avions arrete les dernieres mesures de l’expedition. Je me rendis chez la princesse. Je la trouvai triste et preoccupee, et, lorsque je la quittai, elle se jeta a mon cou, me passa au doigt un anneau. A l’annulaire, je portais une bague avec le sceau royal, et au petit doigt, un simple cercle d’or, sur lequel etait gravee cette devise de notre famille: Nil qu? feci. Sans parler, je pris cette petite bague et la mis a mon tour au doigt de la princesse, en lui faisant signe de me laisser partir.

Et elle, comprenant, s’ecarta, et me regarda les yeux pleins de larmes.

«Que cette bague ne quitte jamais votre doigt quand vous serez reine, meme si vous en portez une autre, lui dis-je.

– Je la porterai jusqu’a ma mort, et meme apres», dit-elle.

Et elle baisa la bague.

XVII Divertissements nocturnes de Rupert

La nuit se leva calme et claire. J’avais, demande au ciel de la pluie, un mauvais temps comme celui que j’avais eu lors de ma premiere expedition dans le fosse, mais la Providence ne m’avait point exauce.

J’esperais toutefois qu’en longeant le mur, en ayant bien soin de rester dans l’ombre, je pourrais eviter d’etre apercu des fenetres du chateau qui donnaient de ce cote. S’ils surveillaient l’etang, mon plan devait echouer; mais il n’y avait pas d’apparence qu’ils le fissent. Ils avaient mis l’echelle de Jacob a l’abri de toute attaque. Jean avait lui-meme aide a la fixer solidement a la maconnerie par sa face inferieure, de sorte qu’il etait impossible de l’ebranler ni par-dessous ni par-dessus. Une tentative au moyen d’explosifs ou une attaque avec des pieux eut pu seule la deplacer, mais le bruit qui en resulterait dans les deux cas rendrait le procede impraticable. Dans ces conditions, qu’eut pu faire un homme dans l’etang? Il etait evident que Michel, se posant cette question a lui- meme, eut repondu lui aussi: «Rien». A supposer meme que Jean nous trahit, il ne pouvait guere nous nuire, ne connaissant pas mon plan. Il devait croire tres certainement que j’arriverais a la tete de mes amis devant la porte principale du chateau.

«C’est la, dis-je a Sapt, que sera le danger… Et c’est la, continuai-je, que vous serez.»

Mais cela ne lui suffisait pas. Il desirait ardemment venir avec moi, et m’aurait certainement suivi si je n’avais refuse categoriquement de l’emmener. Un seul homme peut, a la rigueur, passer inapercu: doubler ce nombre, c’est plus que doubler les risques. Et, quand il s’aventura a me faire entendre, une fois de plus, que ma vie etait trop precieuse, sachant la pensee secrete a laquelle il se cramponnait, je le fis taire severement, l’assurant que, si le roi devait trouver la mort cette nuit-la, la prochaine aurore ne me compterait plus au nombre des vivants.

A minuit, le detachement que conduisait Sapt quitta le chateau de Tarlenheim, prenant sur la droite, par des routes detournees, afin d’eviter la ville de Zenda.

Si tout se passait sans incidents, Sapt et ses hommes devaient arriver devant le chateau vers deux heures moins un quart, apres avoir laisse leurs chevaux a un demi-mille environ. Masses sans bruit devant l’entree, ils avaient ordre de se tenir prets pour le moment ou l’on ouvrirait la porte. Si, a deux heures, la porte n’avait pas ete ouverte, Fritz ferait le tour du chateau, pour arriver par l’autre cote, ou je serais, si toutefois j’etais encore en vie; nous verrions alors si nous devions tenter l’assaut de vive force. S’il ne m’y trouvait pas, il etait convenu qu’ils retourneraient en toute hate a Tarlenheim reveiller le marechal, et marcher en nombre sur Zenda. Car, si je n’etais pas au rendez-vous, c’est que je serais mort, et, moi mort, le roi n’avait pas cinq minutes a vivre.

Il me faut maintenant laisser Sapt et ses amis pour reprendre le recit de mes propres aventures pendant cette nuit memorable.

Monte sur le bon cheval qui m’avait ramene du pavillon de chasse, le soir du couronnement, je partis, un revolver dans l’arcon de ma selle et mon epee au cote. J’etais enveloppe dans un grand manteau sous lequel je portais un epais jersey de laine tres collant, une culotte «knickerbocker», de gros bas et de legers souliers de toile. Je m’etais frotte d’huile de la tete aux pieds, et m’etais muni d’une gourde pleine d’eau-de-vie. La nuit etait chaude; mais il se pouvait que je fusse force de rester longtemps dans l’eau, et il etait necessaire de prendre des precautions contre le froid: le froid n’enleve pas seulement a l’homme tout son courage quand il s’agit de risquer sa vie, il affaiblit aussi son energie, et lui donne des rhumatismes, si c’est la volonte de Dieu qu’il survive. Je roulai de plus autour de mon corps une longue corde tres fine, mais tres resistante, et j’eus soin de ne pas oublier mon echelle.

J’etais parti un peu apres Sapt et ses compagnons; mais, ayant pris un raccourci, je me trouvai sur la lisiere de la foret vers minuit et demi. J’attachai mon cheval dans un epais fourre, en ayant soin de laisser le revolver dans l’arcon de la selle – de quel secours eut-il pu m’etre? – et, mon echelle sur l’epaule, je gagnai le bord du fosse.

Arrive la, je deroulai ma corde, je la liai solidement au tronc d’un arbre, sur la berge, et je me laissai glisser.

L’horloge du chateau sonnait une heure moins un quart au moment ou je touchais l’eau du bout de mes pieds. Je me mis a nager dans la direction du donjon, en poussant mon echelle devant moi et en rasant les murs du chateau. J’atteignis bientot l’echelle de Jacob, et pris pied sur la saillie de maconnerie qui, deja une fois, m’avait prete son appui. La, je me blottis a l’ombre du gros tuyau, que j’essayai en vain d’ebranler. Alors j’attendis. Je me rappelle que, a ce moment-la, ma preoccupation dominante n’etait ni de l’anxiete au sujet du roi, ni une aspiration vers Flavie, mais un simple et intense desir de fumer une cigarette et l’on comprend que c’est un desir que je ne pouvais en aucune facon satisfaire. Le pont-levis etait baisse. Je voyais au-dessus de ma tete la fine silhouette de sa charpente se detachant sur le ciel, a une dizaine de metres sur la droite. J’etais adosse au mur de la cellule du roi.

Un peu au-dela, a peu pres au meme niveau, j’apercus une fenetre. Cette fenetre, si Jean ne m’avait pas menti, devait etre une de celles de l’appartement du duc; de l’autre cote, a peu pres en face, ce devait etre la fenetre de la chambre de Mme de Mauban. Les femmes sont des etres inconscients et sans memoire. Pourvu qu’elle n’ait pas oublie ce qui devait se passer a deux heures precises!

Vraiment, c’etait une bonne idee que j’avais eue de faire jouer un role dans cette affaire a mon jeune ami

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